Libération, 9-10 octobre 2021, par Frédérique Fanchette

Plus loin de toi, mon Dieu

Trois vies d’un séminariste planant par Antonio Moresco

« En quoi la Révélation s’est-elle déguisée cette fois-ci ? » Voici le genre de propos portés par le vent qui se font entendre ici. C’est un séminaire italien des années 1950 peuplé de jeunes hommes en soutanes et souliers cirés. Avec des heures dédiées au silence, sans que personne ne remarque que l’un d’eux, le narrateur, a décidé de se taire pour de bon. Depuis cette bulle, le candidat à la prêtrise observe et restitue ce qui se passe, le souci du détail est monastique. On pourrait s’attendre à une austérité à donner envie de bâiller. Eh bien non. Comme sur les images du photographe Mario Giacomelli, on s’amuse dans ce lieu clos et codifié. Des séminaristes vont et viennent en patins à roulettes, font valser les pans de leurs vêtements religieux. D’autres organisent des batailles de boules de neige, silhouettes noires dans l’immaculé, ou jouent au foot Deux d’entre eux se battent. Comme il est interdit de parler, ils cognent sans bruit, se roulent à terre. Pourtant quelque chose d’inquiétant règne, s’est détraqué dans l’ordonnancement des jours. D’étranges vibrations telluriques se font observer. D’une fenêtre d’un grenier le narrateur lance vers le ciel un planeur. Il a placé une souris morte dans le cockpit. On la voit d’en bas, avec sa tête brinquebalante de Hollandais volant.

Un séminariste, un militant politique des années 1970 entré dans la clandestinité, un écrivain milanais: le narrateur d’Antonio Moresco apparaît sous trois costumes au long de ce livre de 700 pages couvrant trois époques jusqu’aux années 1990.

Et chaque fois il est reconnaissable à sa façon de regarder le monde. Antonio Moresco, né à Mantoue en 1947, a lui aussi été élève d’un collège religieux, puis militant politique, puis écrivain rejeté des années durant par les maisons d’édition. Son réalisme fait en permanence des embardées du côté du rêve et du fantastique. Dans une noble bastide où le séminariste atterrit pendant une convalescence, une patte couleur fauve arrachée à un cadavre de chat passe ainsi de main en main comme un talisman. Plus tard on retrouve le narrateur en tournée militante en compagnie d’un aveugle et d’un homme appelé « Somnolence ». Devant des places vides, ils haranguent une foule qui n’a pas daigné venir. Puis c’est la fuite, le repli dans un immense local désaffecté, colonisé par des rongeurs et encombré d’archives abandonnées. On rencontre le Gandin, un vieil encarté qui prétend avoir assisté, à travers un judas, à la fin extatique de Lenine. Milan, ses tours, ses mannequins qui la nuit déambulent pour des tournages, ses visages reflétés par les vitrines L’ancien militant plane toujours, va d’une cabine téléphonique détraquée à une autre. Un éditeur supposé lui courir après – jamais il n’a lu un tel manuscrit – s’empresse et recule en un mouvement sans fin. Le lecteur aussi peut avoir l’impression que ce roman joue au chat et à la souris avec lui, mais on acquiesce quand même, comme le fait le séminariste-militant-écrivain à chaque fin de partie. Exemple 2 : « – Tu voudrais devenir un guerrier ? Le transistor n’en finissait pas de jouer sa musique exaspérante, harassante. / Je fis la grimace. – Oui ! »