Le Point, 21 octobre 2021, par Valérie Marin La Meslée

La guerre en beauté

« Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, / ou un frère, / ou n’importe qui comptant follement / pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson / de lumière dans le cœur. On ne peut plus avoir / qu’un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule. / Et on se sent comme moi depuis tout ce temps : / séparé. / Détruit. »

Qui a peur de la poésie ? Pas les lecteurs, jurés littéraires inclus, de Mahmoud ou la montée des eaux, d’Antoine Wauters, qui illumine, en l’incarnant au plus près, l’histoire d’un vieux poète syrien, victime du régime. En vers libres, il dit son combat contre le pouvoir, le deuil de ses amours, celui de sa première fiancée, Leïla, celui de son épouse, Sarah, et de leurs trois enfants. Le récit de Mahmoud alterne ici avec celui de sa femme, échos de ce couple magnifique dont la tendresse émerge à chaque ligne, cimenté par la poésie, et qui a voyagé, car le poète était lu à Beyrouth, à Paris avant la guerre. Elle gronde alentour, elle a tout détruit, alors Mahmoud s’est réfugié au bord du lac el-Assad et, depuis sa barque, plonge, littéralement, dans ses souvenirs avec masque et tuba.

Autrefois, le jeune professeur a cru en l’avenir de son pays promis par Assad, a transmis sa foi à ses élèves avant de démissionner. « J’en avais assez d’être payé pour entretenir la corruption, et l’ivresse du pouvoir de notre cher Président. » Son engagement lui vaut la prison, où il écrit sans stylo ni papier : « Tracer des lettres dans ma tête et m’efforcer de les mémoriser. Tous les jours et toutes les nuits. » Pour « emprisonner la prison », comme a écrit le poète opposant à Hafez el-Assad Faraj Bayrakdar, dont s’inspire notamment Wauters ici.

Parvenir en 140 pages à conter l’histoire récente de la Syrie dans un chant de détresse et d’amour, telle est la prouesse du poète, romancier et scénariste belge, qui rend hommage jusque dans la forme à l’écriture de la résistance. « Toute ma vie j’ai écrit parce que je souffrais de voir se briser ce pays », confie son héros. Et après son très beau Pense aux pierres sous tes pas, ce quatrième roman consacre Wauters dans cette lignée de passeurs d’humanité, de traducteurs de la souffrance des peuples sachant la transcender. « Peut-être qu’un père, poète comme moi, dans une ville lointaine, se demande ce qui peut bien pousser un homme à écrire des poèmes aussi doux que les miens dans un pays aussi brutal ? » Ce va-et-vient entre la beauté et l’horreur innerve tout ce livre, qui s’impose contre ceux « qui nous prennent nos rêves et les coupent en menus morceaux ».