Le Monde, 20 avril 2021, par Philippe-Jean Catinchi

Voyageur impénitent, parti à la découverte du monde et de lui-même, ce poète de l’espace est décédé le 13 avril, à l’âge de 60 ans.

Journaliste et écrivain voyageur d’une éblouissante singularité, Vassili Golovanov est mort le 13 avril à l’âge de 60 ans. Issu d’une famille engagée dans la création culturelle et scientifique – éditeur, son bisaïeul Nikolaï Golovanov traduit en russe avec le philologue Fiodor Bouslaïev la Divine Comédie de Dante (1896), son grand-père Kiril est directeur de théâtre et sa grand-mère comédienne, quant à son père, Iaroslav (1932-2003), il est journaliste, spécialisé dans la vulgarisation scientifique et, proche de l’ingénieur Sergueï Korolev (1907-1966), pionnier du programme spatial soviétique, écrit des œuvres de science-fiction.

De son père, qui voyagea beaucoup et multiplia les confrontations tant littéraires que philosophiques (Tolstoï, Saint-Exupéry, Faulkner, Borges), Vassili Golovanov tient la conviction que la littérature ne s’enferme pas dans les bibliothèques mais sert de boussole pour découvrir le monde et, à travers cette exploration, soi-même.

Mais pour se lancer dans cette quête doublement essentielle, il faut un élément déclencheur qui mette en danger. Ce que Golovanov résume ainsi : « Aucun voyage n’est possible sans une explosion initiale. » En préalable, une ouverture d’esprit et une faim d’horizons. L’enfant qui demande à sa mère d’apprendre le français quand il découvre Edith Piaf compose son premier court récit à 13 ans, sur les tribulations de Français partis au Canada au XIXe siècle.

Et lorsque le mur de Berlin s’effondre, Paris est la première ville occidentale qu’il visite, avec son père. Il est prêt pour l’« explosion initiale ». Pour lui, diplômé de la faculté de journalisme de l’université d’Etat de Moscou, ce fut l’effondrement du communisme au tout début des années 1990, quand il se destinait à devenir correspondant de guerre, alors que les conflits locaux se propageaient.

Une célébration du vivant

Redoutant de « devenir fou », le jeune homme part. Fuit presque un monde dont il ne saisit pas la marche. Il voyagera. Mettant le cap sur l’océan Arctique et l’île de Kolgouïev, dans le district administratif de Nénétsie, minuscule territoire presque nu et battu par les vents, au sud-est de la mer de Barents, longtemps accessible seulement par hélicoptère par une décision politique révélatrice de la considération accordée aux Nénètses, éleveurs de rennes nomades. Plusieurs voyages, donc, où Golovanov adopte la posture du scientifique qui observe, écoute, s’imprègne d’un monde hors du temps et des usages qu’il connaît. A l’affût. Humains, animaux, végétaux, mais aussi éléments topographiques et climatiques, il devient le témoin exceptionnel d’une réalité qu’il « réinvente » à force d’intuition autant que d’observation.

Paru en 2002, L’Ile ou la justification d’un voyage inutile– qu’Hélène Châtelain (1935-2020) traduit et accueille dans la collection « Slovo » qu’elle a fondée chez Verdier (Eloge des voyages insensés, traduction couronnée par les prix Laure-Bataillon 2008 et Russophonie 2009) – est plus qu’un récit poignant, un poème halluciné et une célébration du vivant qui touche à l’universel.

Lui qui avait été formé, dans le moule communiste, à penser en catégories, remet toutes ses certitudes en cause et s’attache à trouver l’écriture capable d’accompagner au plus près l’expérience du voyage et de la compréhension de l’espace. D’où un travail qui intègre des récits de vie de certains habitants pour faire une œuvre commune qui déjoue les lectures simplistes d’une expérience où le désespoir ou l’ineptie n’abolissent pas le rêve. Tiré à compte d’auteur, l’énorme tapuscrit impose un regard et une écriture sans pareil.

Quatre ans de vagabondage

Ce sera désormais la signature de Vassili Golovanov qui livre en 2008 avec Espaces et labyrinthes (Verdier, 2012) six périples improbables et fascinants, des sources de la Volga et des confins de la Mongolie aux rives de la Caspienne. Mer Caspienne qui sera le projet de quatre ans de vagabondage pour un ultime livre-somme (Le Livre de la Caspienne) à paraître chez Verdier en 2022.

« Je veux comprendre de quoi est faite une vie humaine. » De beauté répond-il, même face au désastre causé par l’homme. Par sa poétique de l’espace, sa science de l’effort, sa plume sensible, l’espoir qui irrigue pareillement récit et étude, Golovanov fait renaître la conscience du lecteur. A l’imitation de ces savants arabes, tout à la fois géographes, poètes, astronomes et philosophes, tel Ibn Arabi (1165-1240), en quête d’ailleurs pour atteindre l’homme.