Télérama, 30 octobre 2021, par Marine Landrot
Des retours à la ligne cautérisent chaque phrase de ce roman-fleuve, de ce roman-élégie, de ce roman-cataclysme. De sorte que le texte apparaît visuellement comme un grand poème, dans lequel on entre avec une étonnante douceur, saisi par la facilité d’immersion. Pourtant, c’est un bain de sang qui nous attend, mais le carnage ne teinte pas l’eau tout entière, il reste des courants clairs, des fonds inaccessibles à l’horreur. Comment maintenir ces poches de résistance que sont les souvenirs, les pensées, les rêves, tout en gardant un regard acéré sur la réalité historique et politique de son pays, aussi douloureuse soit-elle ? Voilà ce qui intéresse le poète belge Antoine Wauters, également écrivain (Nos mères, Pense aux pierres sous tes pas).
De l’entreprise insensée du chef d’État syrien Hafez El-Assad, qui fit construire en 1970 un gigantesque barrage menaçant d’emporter des villages entiers, ce roman sonde les abysses et les répercussions, avec une écriture étale et miroitante. Il suit l’engloutissement physique et psychique de Mahmoud, qui persiste à plonger, ou à ramer sur sa barque, malgré son grand âge et sa maladie de peau, comme pour reprendre la main sur son destin et ne pas se noyer dans un océan de chagrin. Sa première femme puis ses enfants ont péri dans une succession de tragédies, et l’homme sait qu’après cette perte « on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le cœur. On ne peut plus avoir qu’un ridicule morceau de joie ». Mais que ce morceau de joie brille !
Antoine Wauters en restitue toute la force inextinguible, rivé à ce beau personnage dont le laser mental balaie les ténèbres syriennes avec une minutie clairvoyante et méditative. « Je suis seul et perdu de ce côté du jour », confie ce héros entre la vie et la mort, sur le point de rendre l’âme alors qu’il se sent à peine sorti de l’œuf, conscient que « vieillir, c’est devenir l’enfant que plus personne ne voit ». En pleine perdition, Mahmoud garde pourtant le cap, grâce à l’écriture, activité salutaire qu’il appelle « battre son tapis ». Et grâce à l’amour qu’il continue de porter à tout ce qui bruisse et qui vit, jusqu’aux animaux qu’il ne cesse de sauver de la noyade. Tout n’est qu’infimes et délicates attentions chez cet homme, comme chez Antoine Wauters, qui, tout ouïe, accueille dans ses pages les hautes âmes d’un pays insoutenablement silencié.