L’Humanité, 4 novembre 2021, par Alain Nicolas

Antoine Wauters dans l’eau des mots

Mahmoud, poète syrien, retrouve dans un lac de barrage le pouvoir de conjurer l’oubli.

Agrippé à la proue de sa barque, Mahmoud ajuste son tuba et sa lampe. Il s’apprête à plonger, à retrouver la sensation de l’eau, « la meilleure ». Il ne lui reste que ça. Palmant doucement « pour ne pas blesser l’eau », il fuit ce qu’il a laissé à la surface, il retrouve ce qui a été submergé : ses souvenirs, son enfance, un village. Depuis que Hafez El-Assad, « le Lion », a eu cette grande idée, le barrage de Tabqa a créé un lac qui porte le nom de l’ancien président syrien. La maison de Mahmoud est au-dessous du niveau des eaux de l’Euphrate, et c’est là que plonge Mahmoud, parlant à l’eau, aux arbres, aux murs noyés. C’est aussi à sa femme, Sarah, qu’il s’adresse, lui disant les poèmes qu’il composait avant, et en improvisant d’autres.

Un récit naviguant entre précision et lyrisme

Le livre d’Antoine Wauters est le monologue de ce vieil homme, Mahmoud Elmachi. Au fil de ses plongées, du balancement de sa barque quand il refait surface, il médite, il se souvient. Il parle à Sarah, lui raconte ce qu’elle sait déjà, leur rencontre, leur amour, leurs enfants, et surtout le poètes russes qu’elle traduisait, « ton Pouchkine, ton Blok, ton Akhmatova ». Et aussi ceux qu’elle écrivait. « C’est elle que vous devriez lire », disait-il à ses admirateurs de Damas ou même de Paris, quand il signait ses livres au marché de la poésie, place Saint-Sulpice. C’est à nous qu’il dit, évidemment, ce qu’a vécu et ce que vit la Syrie, comme peut le dire un poète. Antoine Wauters a choisi pour cela la forme du vers libre, ni mesuré ni rimé, mais d’où émerge un rythme accordé au mouvement du récit, aux émotions du conteur. Le choix de la narration en vers est assez rare aujourd’hui pour qu’on puisse souligner qu’il y a chez l’auteur une réelle prise de risque. Même si Pense aux pierres sous tes pas et Moi, Marthe et les autres montraient déjà une grande liberté formelle. Le texte crée ainsi un effet d’étrangeté, le récit de Mahmoud naviguant entre précision et lyrisme. Mahmoud ou la montée des eaux atteint ainsi une grande efficacité dans la possibilité d’« immersion » du lecteur. Ces faits que nous connaissons mal, l’ascension du baasisme, la prise du pouvoir par Bachar El Assad, « l’ophtalmologue » au départ destiné à une carrière médicale à Londres, les atrocités du régime et de Daech, mais aussi la douceur de la paix et de l’amour perdus, nous les vivons comme des réalités sensibles venues de « l’eau des mots » où nous plonge le beau livre de Wauters.