Télérama, 18 novembre 2021, entretien réalisé par Charlotte Fauve
Pour Antoine Wauters, « la littérature permet de répondre à la violence du monde »
Récompensé le 8 novembre par le prix Wepler pour son roman Mahmoud ou la montée des eaux, l’écrivain belge puise dans une poésie simple et sensible pour dire la souffrance et les atrocités. Rencontre.
Ce matin-là, Antoine Wauters était à la recherche d’un rayon de soleil. Alors, sur la terrasse du café, entre trois questions et deux gorgées de soda, nous avons changé de table, en quête de la bonne place, ensoleillée, mais pas trop. La lumière, elle transperce chacune des pages, aussi sombres que limpides, de son roman Mahmoud ou la montée des eaux, qui vient tout juste d’obtenir le prix Wepler et est encore en lice pour le prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama. Un long poème fleuve au fil de l’Euphrate, dans le sillage d’une barque flottant sur le lac el-Assad, arche de Noé des souvenirs, heureux, douloureux, à la dérive dans une Syrie submergée par l’horreur de la guerre. « Le champ de pastèques que je dévale. Le sentier aux mûres. Mon âme dévastée tant de fois. »Car à son bord, il y a un poète bousillé par les geôles du régime et par la perte des siens. Mahmoud Elmachi, « soixante-dix ans, précise Antoine Wauters, autrement dit l’âge de la Syrie. Son corps, c’est aussi l’histoire de son pays : il porte la trace des événements qui l’ont marqué ».
Qu’est-ce qui pousse un quadragénaire belge à se couler dans la peau d’un vieillard qui a tout perdu ? Antoine Wauters, barbe de plusieurs jours, anneau argenté à l’oreille, est aussi souriant qu’on se l’imaginait tourmenté. Mais si l’auteur ne se départ jamais vraiment de son ton léger, il avoue, en partage avec son personnage, une hantise. « Toute ma vie, j’ai écrit parce que je souffrais de voir se briser ce pays : celui des rêveries de l’enfant », fait-il dire à Mahmoud Elmachi dans ses pages. « Je ne parviens pas à vivre avec ça, ce monde qui survit au massacre des gosses, reprend Antoine Wauters à la table du café. Or, j’ai le sentiment que la littérature permet de répondre à la violence du monde par une parole de douceur, avec des mots qui ne sont pas ceux des journaux télévisés, les mots du cœur. »Un texte dur et des mots doux, simples, sensibles, ceux des toutes petites choses, pour dire les atrocités, la souffrance, comme les grandes joies : « Ce qui compte, c’est le ciel. Ce sont les tartines des enfants. Et que tu saches que je t’aime. »
Choses vues
Antoine Wauters n’est donc jamais allé en Syrie, mais dans les vers en prose de Mahmoud – « privés du mètre et de la rime traditionnels. J’étais un poète libre, moi ! » –, il a glissé, en italique, ceux des auteurs orientaux qu’il voudrait que tout le monde lise, puisés à même une anthologie, Poésie syrienne contemporaine (Le Castor astral, 2018). Et dédie son livre au documentariste Omar Amiralay, disparu à la veille de l’implosion syrienne : « Il n’a jamais pu terminer son cycle de documentaires autour du barrage de Tabqa et du lac el-Assad. Ce livre, c’est un peu le film qu’il n’a pas pu faire », explique-t-il humblement.
Le reste, tant de choses vues et entendues, ce fin limon qui, en se déposant dans le lit de la mémoire, devient poésie, même lorsqu’il s’agit de reproches. Ceux des médecins face à son grand-père notamment, qui décédera des suites de la maladie d’Alzheimer. « Pourtant, sa mémoire était là, prodigieuse, mais extraordinairement orientée. Le passé remontait en lui comme une vague, à tel point que le présent, et nous avec, n’existait plus. La mélancolie de Mahmoud, elle vient aussi de là. » Ou l’émotion d’un vieil homme, inoubliable, devant lui dans la queue d’une boulangerie de Liège : « La caissière lui parlait comme à un moins que rien, se remémore-t-il. Il s’est retourné vers moi, peut-être parce qu’il sentait que j’étais touché, en me disant : je suis resté un enfant, mais mon apparence me trahit. »
Alors Antoine Wauters écrit, beaucoup, déjà près d’une dizaine de livres, salués par la critique, recueils de poésie, récits dystopiques, à l’image de Pense aux pierres sous tes pas (Verdier, 2018), ou de Moi, Marthe et les autres (Verdier, 2018) qu’il publie la même année, coup sur coup. Dans l’un, deux jumeaux se frayant un chemin dans une hyper-dictature imaginaire. Dans l’autre, une bande de jeunes gens survivant dans un Paris dévasté. Un conte d’effondrement, un roman science-fictionnel, deux univers post-apocalyptiques, comme l’envers et l’endroit d’une même médaille, monde vu après le désastre, que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher de la Syrie de Mahmoud, emportée par une dictature et un conflit absurde.
Loin de tout
Né en 1981, Antoine Wauters a lui grandi dans la région de Liège, en Belgique, au milieu des aciéries en déshérence. Face à son école, il revoit les gamins perdus, « qui promenaient leurs parents comme des spectres dans les rues. J’en garde une fragilité sans doute un peu débile », s’excuse-t-il. Indélébile, en tout cas, comme cette fêlure, celle d’un père séparé vivant à l’écart de ses enfants : « Je souffre de cette distance », précise-t-il pudiquement. L’écrivain a fait le choix de ne conserver qu’une « petite » obligation, dans une maison d’édition, et de vivre loin de tout, dans un hameau des Ardennes belges, « où il n’y a que des prés, des bois, des vaches ». Si Mahmoud Elmachi plonge, avec tuba, lui marche : « J’écris quatre à cinq mois par an, confirme-t-il, et je marche tous les jours. J’ai l’impression que chaque pas contribue à mettre un petit poids sur le plateau oublié de la balance. Le plateau du rien, où l’on arrête de vouloir prendre de la place, de chercher à réussir à tout prix ce que l’on entreprend. »
« Pour moi, ce n’est pas difficile d’écrire, déclare-t-il. En vérité, il n’y a rien qui me tente plus que l’écriture. Mais autant celle de Mahmoud a été très fluide, le fait d’oser tenir sous ses yeux une histoire à ce point violente a été éprouvant. » S’approcher au plus juste de l’émotion, de l’expression brute. Écrire comme sur un à-pic ou sur un fil, sans chichis, sans tricherie. En ce moment, Antoine Wauters prend des notes sur l’enfance, la sienne, pour retrouver à quel point « cette propension à l’imagination, au jeu, cette forme de mouvement dans l’immobilité, étaient déjà présentes quand j’étais gamin, mais sous une forme bienheureuse, innocente, inoffensive ». Naît-on ou devient-on poète ? La question de la prédestination ne serait pas vraiment la bonne : « Je ne serais pas du tout le même si je n’avais pas passé vingt-cinq ans à écrire presque tous les jours. Mon corps, mon esprit, ont été totalement modifiés, réécrits par ça. » Nous, on en est bêtement heureux. Et puis, sur la table du café, ce matin-là, le soleil n’a pas bougé.