Siné mensuel, décembre 2021, par Anne Crignon

Les causes invisibles des souffrances

Les mots de Sandra Lucbert sont des flèches, et elle ne parle pas en LCN, cette langue du capitalisme néolibéral qui nous envahit. Elle l’a décryptée pour comprendre l’envers des discours politiques.

Il fallait un truc, une formule percutante pour décrire l’état du langage au XXIe siècle colonisé par l’idéologie managériale. Le truc nous arrive par les livres de Sandra Lucbert, figure d’une contestation ouverte. Que dans les librairies remplies de ses lecteurs curieux ou à l’Institut catholique de Paris, où elle enseigne l’art de lire l’envers des discours politiques, cette professeure à la quarantaine altière mobilise d’emblée chez autrui cette énergie rare qu’est l’attention. Elle dit que la conversation est pleine d’automatismes qui véhiculent, mine de rien, une lecture économique du monde. Elle a raison. Voyez comme on gère ses enfants et non plus seulement son budget. Comment ça va depuis l’autre fois ? Ça va, je gère. On ne sait plus trop quand le mot est arrivé mais une chose est certaine : on gère. On n’en finit plus de gérer.

Plomberie cérébrale

Sur cette mécanisation du parler qui influe sur les mentalités, sur l’« esprit de gramophone » dont parlait Orwell quand des mots composent une musique d’ambiance, Sandra Lucbert pose donc un concept : la LCN, la langue du capitalisme néolibéral, en référence à la lingua tertii imperii du IIIe Reich décrite par Victor Klemperer. Cette idée lui est venue au printemps 2019 tandis qu’elle enrageait dans un prétoire, assise parmi les familles lors du procès France Télécom dans « l’affaire des suicidés ». Les dirigeants se dérobaient. Chacun replié dans déni, leur déni raccordé aux directives managériales et aux vocables de la restructuration d’entreprise telle une mauvaise plomberie cérébrale.

Son concept, Sandra Lucbert l’a encapsulé dans un livre intitulé Personne ne sort les fusils (Seuil, 2020), pas toujours accessible mais politiquement puissant car elle y racontait le procès d’une organisation du travail, et non pas le malheur des salariés, surtout pas. Elle dit que, pendant qu’on occupe le terrain avec les victimes et les témoignages, le capitalisme court toujours. Qu’on ne montre pas l’essentiel, à savoir l’effet des structures sur notre vie. C’est ça qui l’intéresse, Sandra : les causes invisibles des souffrances, à sortir d’urgence de l’angle mort de la pensée collective.

Avec François Bégaudeau et quelques autres, elle fait partie d’un groupe de tireurs d’élite qui ont lu l’économiste philosophe Frédéric Lordon et qui en font bon usage. « Tant que l’on n’identifie pas les convictions, les appétits, l’entre-soi des dominants tels que les structures les autorisent, on ne comprend pas, au sens de “prendre en soi”, sentir dans son corps, qu’ils œuvrent logiquement à nous détruire, exposait elle un soir d’octobre lors d’une assemblée à L’Atelier, librairie du XXe arrondissement de Paris. Pourquoi se priveraient-ils de ce qui est dans l’ordre des choses ? » Son nouvel ouvrage, Le Ministère des contes publics, déménage.

Dans ce petit livre jaune (la couverture des éditions Verdier), un refrain bien connu passe à la moulinette : la dette-publique-c’est-mal. S’y déploie l’énergie féroce et drôle d’une Alice au l’autre côté du miroir économique, dessillée. Quelques gardiens de la doxa sont habillés pour l’hiver, comme Pierre Moscovici, contrôleur en chef de la dette sous Hollande. Ce qui est réjouissant avec Sandra Lucbert, agrégée et tout le bazar, très bien dotée intellectuellement, on l’aura compris, c’est cette forme rare du communisme. Un communisme de l’intelligence non pas gardée pour soi au service de ses seuls intérêts mais mise dans le pot commun, en partage.