Le Monde des livres, 24 décembre 2021, par Jean-Louis Jeannelle

Seul le langage

De Bergson (1859-1941), on a le plus souvent retenu sa méfiance à l’égard des mots, ces symboles qui se substituent au réel auquel ils renvoient mais qu’ils faussent en généralisant, là où n’existe que l’infinie complexité du singulier. Délaissant les distinctions trop nettes, le philosophe s’est employé à penser la durée, dont le flux échappe aux saisies discontinues que nous en faisons. Mais faire de l’intuition un mouvement de « sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique » ne vouait-il pas l’auteur de La Pensée et le Mouvant (1934) à l’« inexprimable » ? En arpenteur des frontières entre philosophie et littérature, dont il a souligné l’arbitraire dans Le Récit de la méthode (Seuil, 2005), Bruno Clément pousse le paradoxe auquel se heurte Bergson jusqu’à son terme. Car seul le langage est en mesure de nous sauver des limites du langage. Métaphores, reformulations, passage à la fiction : illimitées sont les ressources littéraires dont dispose le philosophe – preuve, souligne Clément, que philosopher revient à « faire œuvre de langage ». Le prix Nobel de littérature décerné à Bergson en 1927 en apporta la confirmation.