Le Matricule des anges, janvier 2022, par Camille Cloarec
Brasier de colères
Incisif, poétique et bouillonnant, le premier roman d’Hélène Laurain se tient au plus près du feu d’une jeunesse militante.
« Brûler de douleur et faire avec. » Dans ces quelques mots, tout le quotidien de Laetitia se tient recroquevillé. La jeune femme vit en Lorraine, à Thermes-les-Bains plus exactement, dans La Cave, une pièce en sous-sol appartenant à la maison de ses parents. Pépou, son père, continue de dédaigner les transports en commun et préfère prendre sa voiture pour se rendre au travail. Sa mère, Mémou, est décédée d’un cancer et la douleur de sa disparition a achevé de fissurer la famille. Laetitia a une sœur jumelle, Margaux, née comme elle le 26 avril 1986 (« c’est chouette / de fêter chaque année l’avènement / de la génération Tchernobyl »). Cette dernière est en couple avec Marc, quelle appelle affectueusement Lapin, surnom auquel la narratrice préfère Dans-le-sens-où. Leurs rapports sont conflictuels en dépit des exercices de bienveillance pratiqués par Marc, manifestement guère efficaces (« c’est pas notre système qui s’effondre c’est juste toi »).
Laetitia a eu un parcours exemplaire jusqu’à la mort de Mémou. Prépa, école de communication, postes dans le marketing digital… elle a tout enchaîné sans heurt. La dépression l’a engloutie à la suite de la perte de sa mère. Elle a alors commencé à enchaîner les petits boulots, comme celui qu’elle occupe actuellement au Snow Hall, une piste de ski locale. Sa colère s’est mise à grandir jusqu’à occuper toutes les strates de sa vie (passé, présent et futur). Les déchets fourrés « sous le tapis en Meuse », l’épuisement des ressources naturelles, la pollution outrancière, la course folle vers l’exctinction ; tout ce qu’elle choisit d’affronter frontalement la coupe des autres. Pas de faux-fuyant, d’évitement ou d’excuse qui tienne. Ce qui ne concerne pas de près ou de loin la lutte contre le réchauffement climatique ne l’intéresse pas.
Laetitia fait partie d’un groupe d’activistes qui opère en bande organisée dans le coin. Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé et les autres sont étroitement surveillés par les flics et considérés aux yeux de la justice comme une « association de malfaiteurs ». Depuis le « premier Feu », au cours duquel ils sont parvenus à pénétrer l’enceinte d’une centrale nucléaire et à y déclencher un feu d’artifice, ils sont d’ailleurs dotés d’un casier judiciaire. Interdiction formelle de se voir. La narratrice échange de temps en temps des messages cryptés avec Fauteur, auquel elle pense sans cesse tout en entretenant une forme de relation par dépit avec son boss, Balec. Rien ne la fera lâcher son combat, rien n’entachera sa volonté d’agir. « Ils ont la police / on a la peau dure », résume-t-elle. Comment peut-on accepter de renoncer alors que le monde s’apprête à sombrer ? L’entourage de Laetitia la considère tantôt avec pitié, tantôt avec inquiétude. Son obstination et sa fermeté agacent, dérangent. Il est préférable de mettre son engagement sur le dos d’un quelconque mal-être plutôt que de chercher à la comprendre, au fond. Cette angoisse générationnelle, cette nostalgie de ce qui n’est plus, cette rage impuissante devant l’infinité de deuils qu’il faut faire, à seulement trente ans – « de la volupté de la voiture / du bonheur d’accumuler / le deuil des forêts humides / d’une vie sans cancer / le deuil du désir d’enfant / de la légèreté » – la font plonger.
La forme de Partout le feu restitue le cri d’urgence de Laetitia, ses vers libres entrecoupés de textos et de post-it alimentent un brasier dans lequel la colère de toute une génération se déverse, infatigable, exemplaire. Hélène Laurain a réussi à trouver le rythme et la voix pour porter cet itinéraire profondément contemporain, habité par une poésie de la souffrance et de la fureur qui continue de nous hanter une fois le livre fermé.