Libération, 20 janvier 2022, par Frédérique Fanchette

Josef Winkler et les contes noirs de « la Russe » de Carinthie

L’écrivain narre le parcours de sa logeuse, Nietotchka Vassilievna Iliachenko, victime du stalinisme puis envoyée comme travailleuse forcée en Autriche en 1943.

Une chambre, dans une ferme de montagne autrichienne. Une fenêtre donne vers l’est, une autre est orientée au sud. Y étaient logées autrefois les servantes, les « gotons » comme on les appelait avec mépris. En avril 1943, c’est là qu’atterrit une paysanne ukrainienne de quinze ans, arrachée à sa mère pour devenir travailleuse forcée en terre germanique. Le soir de son arrivée, après trois semaines dans les wagons à bestiaux, la jeune fille s’effondre de sommeil. Les jours suivants, la fenêtre côté soleil levant l’obsède. Des années plus tard, en 1981, alors que la même chambre accueille l’écrivain Josef Winkler, celle qui est devenue entre-temps la maîtresse des lieux après son mariage raconte : « J’ai tendu les bras et j’ai sangloté. Je regardais vers l’est et je me disais Maty doit être là-bas. Je n’arrivais pas à comprendre que j’étais loin de ma mère. Je la cherchais sans cesse, sans cesse je me postais sur le balcon et je regardais vers l’est ou bien je me tenais dans ma chambre près de la fenêtre à l’est et je l’ouvrais comme si je voulais l’appeler, comme si je voulais l’entendre m’appeler. Je regardais vers l’est, je regardais, je dois forcément voir Maty, je me disais, Maty doit être là quelque part, je dois forcément la voir. »

Une aimantation moins poignante agit sur le jeune Josef Winkler. Lui, c’est la fenêtre côté sud qui l’attire, il a vue sur sa vallée natale et son village construit en forme de croix. Installé pendant une année entière chez l’atypique fermière, Winkler est là, avec sa machine Olivetti et son maigre paquetage, pour se consacrer dans le calme à son troisième roman, Langue maternelle. Mais en marge de celui-ci, va s’écrire ce livre, L’Ukrainienne. Tout en sarclant le potager, Nietotchka Vassilievna Iliachenko, longtemps appelée « la Russe » dans son village de Carinthie, se laisse emporter par un flux de mots retenus des années durant. L’écrivain l’enregistre, retranscrit fidèlement ses propos, y compris des phrases dans la langue natale de la fermière. Et sur ce bout de terre de Carinthie, dans cette région que rejette Winkler – il vomit le poids de la religion, le patriarcat, la petitesse des esprits, la monoculture du tournesol –, les plus sombres heures de l’histoire européenne du XXe siècle ressurgissent. Nietotchka est une des nombreuses victimes doublement frappées par les deux grandes tyrannies de ces temps, l’hitlérienne et la stalinienne.

Langue déracinée

Toute petite, la future déportée subit avec sa famille la grande famine en Ukraine, « l’extermination par la faim » imposée par le pouvoir soviétique. Vient la guerre, des combats sur les lieux où sa famille vit, au bord du Dniepr. Puis une première arrestation sous l’occupation allemande, une évasion rocambolesque et une deuxième arrestation, sans sortie de secours celle-là. La jeune fille, emmenée de force avec sa sœur aînée, Lidia, ne reverra plus jamais sa mère, Hapka. Plus tard une correspondance pourra se nouer, épisodique, lourde de malheur : le rideau de fer, le manque d’argent, la vie harassante de la fermière de Carinthie rendent les projets de voyage hypothétiques. En fin de volume, des lettres de Hapka Davidovna Iliachenko sont reproduites, et témoignent de la souffrance de la vieille femme privée de ses seuls enfants depuis des décennies. Une missive signée « les voisins » les informent du décès : « Que le souvenir de votre mère continue à vivre dans votre cœur. Et les gens d’ici iront sur sa tombe. Adieu. »

Pour L’Ukrainienne, livre en deux volets dans lequel Winkler s’efface au profit de son interlocutrice, l’auteur a abandonné son style baroque. Dans sa « Note du traducteur », Bernard Banoun écrit : « Au-delà du témoignage, cette seconde partie livre aussi une sorte de degré zéro de l’écriture winklérienne : on s’aperçoit que le style si virtuose qu’il s’est forgé, entre autres, par la lecture en allemand de Genet, de Pasolini et des surréalistes français, résulte d’une alchimie avec les récits recueillis dans sa campagne natale, en premier lieu ceux de son père et ceux de cette femme d’origine ukrainienne. » Totalement documentaire, cette seconde partie est néanmoins portée par la force d’une langue déracinée, travaillée par l’éloignement temporel : celle de Nietotchka. Certaines scènes de l’enfance du temps de la famine semblent sorties des contes populaires les plus cruels. Des répétitions, des phrases qui reviennent comme des prières sinistres, émaillent le récit. Les histoires portent des traces de polissage, d’usure, elles font partie d’une légende familiale hors d’atteinte, le reliquat d’une enfance au fil coupé net.

Sans toit

Il y a ainsi le drame du père, revenu unijambiste de la Première Guerre mondiale et qui quitte par fierté le kolkhoze, entraînant la mise au ban familiale. Un « gros bonnet » communiste avait sous-entendu que son handicap porterait tort à l’établissement collectiviste : « Alors peut-être, vous croyez que c’est pour un éclopé pareil qu’on va travailler, nous ? » La phrase infamante revient des années plus tard en écho.

Avec le départ du kolkhoze, les catastrophes arrivent en cascade : la fuite du père à Moscou, sa disparition pure et simple, les bêtes réquisitionnées, les terres expropriées. Un jour, alors que les deux sœurs sont seules à la maison, des kolkhoziens les chassent, clouent portes et fenêtres. Elles sont dorénavant sans toit. La mère les retrouve sous un arbre, transies par le froid et la pluie, les abrite toute une nuit sous sa pelisse, le seul bien qu’il lui reste, face à la maison construite avec son mari et devenue interdite. Plus tard, l’enfant Nietotchka mendie, marche à des lieues de chez elle sous la neige. Un jour la mère l’envoie acheter de la nourriture, l’argent caché dans un torchon noué autour de son corps. À son retour, la fillette ne la retrouve plus, et croit vivre pour de vrai ces abominables contes où des parents affamés abandonnent leurs enfants dans la forêt. Hapka Davidovna Iliachenko n’était pas de cette espèce-là. Des repas de baies, d’oseille sauvage, de poissons pêchés à la main dans des trous creusés dans la glace L’émouvant portrait que fait sa fille trente-cinq ans plus tard rend hommage à l’amour nourricier, au courage d’Hapka, à son ingéniosité pour survivre, dans l’une des pires périodes de l’histoire soviétique.