Lire – le Magazine littéraire, janvier 2022, par Patricia Reznikov
Souvenirs du pays des morts
L’auteur autrichien du Cimetière des oranges amères, hanté par la figure du marginal, nous livre un récit hallucinant, paru en 1983 en Allemagne.
Une petite chambre mansardée dans le village de Mooswald, en Carinthie, avec une vue sur la vallée. C’est ici que Josef Winkler a choisi de travailler au manuscrit de Langue maternelle. Il va y passer toute l’année 1981. Il ne sait pas encore que sa logeuse Valentina y est elle-même arrivée trente-huit ans plus tôt, déportée d’Ukraine, comme tant d’autres, par les nazis. Les deux êtres s’apprivoisent dans la simplicité d’une vie montagnarde. Ensemble, ils font les fenaisons, cueillent des baies. Valentina, renommée par lui Nietotchka, lui raconte sa funeste épopée, son enfance en Ukraine, alors province soviétique, la famine, son rapt à treize ans, en 1943, au titre du travail obligatoire, et son arrivée en Autriche, après un voyage à travers l’Europe dans un wagon à bestiaux. Winkler en donne ici la transcription directe. Le lecteur de L’Ukrainienne est alors submergé par un récit fleuve, brut, sans construction narrative, fait de sauts temporels et de répétitions. L’émotion naît pourtant de ce chaos, même s’il suscite parfois le découragement chez le lecteur. Il faut y voir une sorte de degré zéro de l’écriture qui mêle les obsessions de l’auteur, un documentaire sur l’innommable du XXe siècle, matrice centrale de son œuvre à venir. Nietotchka, l’écorchée vive, conserve son mystère. Expropriée, affamée lors de l’Holodomor stalinien organisé par les chefs des kolkhozes dans le cadre de la collectivisation, qui fit, dans les années 1930, sept millions de morts, puis soustraite à sa culture, exploitée, elle ne reverra jamais sa chère Maty ni sa patrie. Mais elle parviendra à survivre à tout, d’abord en URSS, puis en Carinthie. L’insondable de son âme nous interpelle alors, quand elle dit : Là-bas, en Russie, les gens ne sont pas plus mauvais que ceux d’ici.
De cette chronique violente et magnétique surgit aussi la figure de Hapka, la mère courage, aimante, bardée de ressources jusque dans l’Enfer même, capable de nourrir et de soigner les siens au prix de sacrifices fous, repoussant le froid, les sbires du Parti, mais finalement condamnée à la séparation d’avec son mari, puis de ses filles et qui, jusqu’à sa mort en 1974, écrira des lettres si belles et si dignes.