Le Monde des livres, 21 janvier 2022, par Jean-Louis Jeannelle

Molière, nouvelles lectures

Quatre cents ans après la naissance du dramaturge, son œuvre continue de susciter des interprétations et des décryptages riches de sens sur l’homme, son art et son temps. Parmi les nombreuses parutions se distinguent les livres de Paul Audi, de Marc Escola, ainsi qu’un « atlas ».

Qu’après quatre siècles Molière (1622-1673) puisse encore être le terrain sur lequel se rencontrent deux essais théoriques diamétralement opposés et néanmoins d’accord sur l’essentiel ne laisse pas d’étonner. D’un côté, la nouvelle édition d’un texte publié une première fois par le philosophe Paul Audi dans Créer. Introduction à l’esth/éthique (Verdier, 2010) au sujet de l’éloge paradoxal du tabac dans Dom Juan (1665) « Quoi que puisse dire Aristote, et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. » Ainsi débute la pièce : par une sorte de hors-d’œuvre sans rapport avec la suite de l’action, fleurant bon le credo matérialiste. Ces lignes ont fait couler beaucoup d’encre et justifient que l’on revienne sur les interprétations qui se sont succédé.

De l’autre, la réunion des articles que Marc Escola, professeur à l’université de Lausanne, a consacrés au Misanthrope (1666), dont l’intrigue, a-t-on souvent noté, apparaît étrangement lâche et répétitive, de ce fait peu conforme aux attendus de la poétique classique. Aucun lien fort n’y existe en particulier entre la querelle suscitée par le sonnet d’Oronte (« Franchement il est bon à mettre au cabinet ») et le procès qui vise Alceste depuis le lever du rideau mais dont nous ne saurons à peu près rien. Pire : le mariage final concerne les seconds amants (Philinte et Eliante) et non les protagonistes (Alceste et Célimène), ainsi que l’exige toute bonne comédie.

L’unique critère d’interprétation qui vaille selon Paul Audi est l’autorité du texte. Ses prédécesseurs entendaient mener une « lecture interne »de ce passage de Dom Juan, attentifs aux arguments avancés pour vanter le tabac, mais finissaient par s’en remettre à une clé extérieure. Ainsi, parmi les interprétations de ce pseudo-encomium (éloge d’un sujet sérieux traité de manière frivole, voire bouffonne) se trouve notamment celle de Michel Serres, pour qui le tabac représente la loi de l’échange et du don, que Dom Juan met en œuvre, jusqu’au vertige, avec les femmes comme avec l’argent (La Communication, Minuit, 1968) ce qui implique d’en passer par l’Essai sur le don, de Marcel Mauss (1925). Paul Audi relève le défi et défend une « lecture intrinsèque » : ne faire fond que sur la lettre du texte et s’attacher aux « rapports, [aux] connexions, [à] la petite musique qu’émettent ses articulations intelligibles ».

À l’inverse, Marc Escola s’affranchit de toute fétichisation et, dans la continuité de son Lupus in Fabula (Presses universitaires de Vincennes, 2003) sur les Fables de La Fontaine, décide d’« affabuler » Le Misanthrope, autrement dit d’évaluer la pièce à l’aune des textes possibles que font apparaître ses anomalies : les redondances de l’action (Alceste exigeant de Célimène un entretien à chaque fois interrompu) ou la surprenante absence de dénouement. Mais aussi à l’aune de ses alternatives abandonnées, telle la suggestion, faite par plusieurs personnages, d’un double mariage (Philinte-Célimène et Alceste-Eliante). Résolument interventionniste, Marc Escola coupe tout ce que Molière n’avait pas assez justifié afin d’imaginer deux nouveaux actes mieux « acheminés ».

De manière cryptée

Or les deux critiques se rejoignent entièrement dans la priorité accordée au contexte historique. S’aidant des travaux de Marc Fumaroli sur la querelle du théâtre, Paul Audi souligne que la référence à Aristote,donc à la catharsis, orientait les spectateurs avertis vers les débats sur les dangers et les mérites du théâtre : faute de convaincre le roi par ses placets de soutenir Le Tartuffe, interdit de représentation, Molière s’adresse de manière cryptée à son public, de même que dans la troisième et dernière version du Tartuffe, en 1669, où Orgon, caché par son épouse sous une table, fera l’expérience des bienfaits du théâtre en voyant Tartuffe tenter de séduire Elmire. Preuve, selon Paul Audi, du lien fondamental en littérature entre éthique et esthétique.

En dépit (ou peut-être à cause) de son interventionnisme, Marc Escola se montre plus érudit encore et emprunte à la poétique classique des outils pour établir le système de variantes dont il double le texte réel. Au XVIIe siècle en effet, commenter une œuvre revenait à en proposer des améliorations éventuelles, au nom de valeurs et de normes littéraires partagées par tous. Molière a lui-même repris de l’un de ses échecs, Dom Garcie de Navarre (1661), près d’une centaine de vers, faisant du Misanthrope une variante « autorisée » de Dom Garcie. Et dans sa célèbre Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1757), où il dénonçait (là aussi) les méfaits du théâtre, Rousseau a fait d’Alceste, sévère parce que sincère et droit, le véritable philanthrope, affabulant une tout autre pièce.

Dès lors, tout l’intérêt d’imaginer des possibles est moins d’offrir une continuation au Misanthrope que de comprendre, grâce à « l’élaboration raisonnée d’une variante », une œuvre dont la beauté tient précisément à ses écarts d’avec les règles. Sur ce point, la divergence est complète : si Paul Audi ne remet jamais en question la valeur du texte commenté, Marc Escola, conscient de la crise que traversent les études littéraires, répond à la valeur très relative désormais apportée aux classiques par cette manière contrôlée de nous les réapproprier, et ainsi de les redécouvrir.