Les Lettres françaises, janvier 2022, par Tom Buron

« C’était l’époque où je savais que je ne serai jamais le torero dont j’avais rêvé, il était trop tard, je n’avais pas assez de courage, de folie et de patience pour cela. J’étais abattu. J’avais voulu être grand, je n’en avais pas été capable, ma punition, mon châtiment serait à la hauteur de cet échec : je ne rêverai plus jamais pour moi. »

Le plaisir de la tauromachie réside également dans les histoires qu’un aficionado peut recevoir d’un autre, à propos d’une course qu’il n’a pu ses yeux. Nombreux sont, par exemple, ceux qui ont pu récupérer un peu de la très fameuse corrida du 16 septembre 2012 à Nîmes lors de laquelle José Tomás affronta six toros, grâce aux récits des heureux qui eurent la chance d’y assister.

Lorsque je repense à la Feria du riz d’Arles où je me suis rendu en septembre dernier pour admirer les faenas de Roca Rey et Talavante, je repense par là même au vieil homme à côté duquel j’étais assis cet après-midi-là et qui me conta moult souvenirs de adolescents concernant Dominguín, avant que Carmen ne résonne en les arènes.

La Bonne Distance regroupe justement vingt-six courtes proses liées au monde taurin ; au nom du frère, au nom des toros et au nom de ceux qui les affrontent dans l’arène : « Vous les toreros, qui jouez votre vie avec élégance… », dit un admirateur mexicain à ce frère, Nimeño II, mort par suicide le 25 novembre 1991, après huit cent journées de lutte – « huit cent matins où tu avais dû te répéter les résolutions dont tu ne pouvais faire des raisons de vivre » – à espérer retrouver l’usage de tous ses membres et, un jour, se « revoir dans les yeux des toros ». Deux ans plus tôt, le 10 septembre 1989, un toro de Miura portant le nom de Panolero envoyait en l’air le grand matador français qui retombait sur la tête et endommageait alors mortellement ses vertèbres, le privant définitivement de ses futurs habits de lumières.

Alain Montcouquiol, ancien torero que la mort du frère a guidé vers l’écriture (lire Recouvre-le de lumière et Le Sens de la marche, également parus chez Verdier), se promène entre les heureux souvenirs d’enfance et ceux d’après le drame, à l’ombre des arènes de Nîmes et de ses micocouliers, jusqu’en Espagne, au Venezuela et au Mexique.

Qu’il évoque la naissance d’une vocation dans « Idéales » ou « El Rubio » – « Lorsque l’habillage était terminé, il me regardait attentivement de la tête aux pieds avec un grand sérieux et ce regard me faisait torero » –, l’abnégation et l’exigence du monde taurin (Pepe Cáceres), un projet du funambule Philippe Petit – « Vous serez en bas dans vos costumes de lumière, moi à vingt mètres au-dessus de vos têtes, je marcherai lentement au même rythme que vous, ce sera un paseo magnifique » – ou encore la littérature (« Les étourneaux »), Montcouquiol façonne un monument propre à ceux qui ont recherché et rechercheront encore cette bonne distance, celle du grand et vrai danger maîtrisé sur le fil par le matador lorsqu’il fait passer le toro et qu’il dessine son œuvre ; celle aussi, peut-être, que le poète maintient avec son poème.

Dans l’un des plus beaux textes de ce livre, « Alamares », Alain Montcouquiol, à près de trente ans de distance, extrait de sa vieille armoire la dernière taleguilla (pantalon de l’habit de lumières) de Nimeño. Il l’inspecte, y passe ses doigts et entreprend, calmement, méticuleusement, de la découdre, comme pour retrouver, dans la nitescence des broderies, un soleil d’avant ce mortel après-midi d’Arles.