L’Humanité, 3 février 2022, par Muriel Steinmetz
En une longue procession, deux sœurs un peu grosses cheminent vers la Madone dans une foule de cour des miracles. Un roman baroque garanti sur facture.
Quelque part en Amérique latine. Le Brésil, où l’auteur a séjourné ? Bref, un pèlerinage a lieu dans un pays extraverti en diable. Ils sont deux mille à défiler, dont deux sœurs, Ezia, l’aînée, étudiante en ethnologie, et Andrea, la cadette, future kiné et lanceuse de poids. D’« embonpoint licite », elles sont filles d’un promoteur d’épuisettes à papillons. Elles s’apprêtent à cheminer, sur 33 kilomètres, jusqu’à une Madone miraculeuse, scellée au milieu de la forêt sur un camembert en ciment. La foule trépigne avec des« airs d’émeute » : « Femmes enceintes, filles mères, patriarches, gâteux, infirmes, pêcheurs, avocats, souteneurs, prostituées, médecins, étudiants, poivrots pubères, commerçants, désœuvrés… » Tous, plus ou moins, concourent à saisir, et ne plus lâcher, une corde qui relie les pieds de la Madone à leurs hameaux proches ou lointains. C’est un lien d’étoupe tressé, arrimé à des pieux disposés sur tout le trajet. Si on la tient, on voit son vœu exaucé. Un relâchement, et c’est perdu pour cette année. La foule fait d’abord du surplace. Corps à touche-touche, sourires de travers guettant le « torticolis du poignet » du voisin : « milliers d’épaules d’où naît une route de bras ». Tous sont chaussés de tongs. Certains portent des souhaits imagés en papier mâché : « embarras votifs ». Michel Jullien s’en donne à cœur joie dans la surenchère pittoresque : maquette géante de bateau en polystyrène, réplique de maison, « berceau grandeur nature », génisse en bandoulière, prototype de piscine avec son plongeoir « un peu tordu », réfrigérateur, canapé, prothèse dentaire, ventilateur. Un « bric-à-brac d’espoirs ».
Le sujet du livre, c’est donc d’abord cette foule impatiente, qui marque le pas sur une route « sale comme un billot de boucher ». Une foule maintenue « debout par le rachat des autres », qui chaloupe et trébuche, dans un pays pudibond à « l’érotisme criard ».
Belle outrance et verve subtile
Le romancier suit de près les deux jeunes filles observées à hauteur de corde. Ezia, surtout, qui, loin derrière sa sœur Andrea (d’où le titre : Andrea de dos), rumine le déplaisir qu’elle a d’elle-même, de ses rondeurs, de son « anorexie à l’envers ». L’instant fatal surgit sans crier gare dans le récit, lors d’une brève poussée où il semble à Ezia que la corde lui échappe, « en rupture tactile » d’un cheveu, repérée par le voisin de derrière… On goûte à plein le vaillant morceau de bravoure que constitue la description de la procession sous la pluie, parmi les vendeurs ambulants, les « démarcheurs en bondieuseries », les masseurs de phalanges, les carrefours à franchir (un camion, ayant versé, a répandu en lisière de jungle ses cargaisons d’urinoirs et de bidets !). Tout concourt à une sorte d’extase d’écriture en excès, livrée en plans larges et rapprochés, dans lesquels une belle outrance le dispute à la verve la plus subtile. Michel Jullien s’affirme comme un écrivain aux ressources langagières très fécondes.