Libération, 18 février 2022, par Mathieu Lindon

Emmanuel Venet, Virgile aux trésors

La vie sexuelle et amoureuse d’un narrateur aimant Raymond Queneau et les informations provenant de l’Antiquité.

La vie sexuelle et amoureuse d’un narrateur aimant Raymond Queneau et les informations provenant de l’Antiquité. Emmanuel Venet, né en 1959 à Lyon, est psychiatre et écrivain, et le narrateur de Virgile s’en fout qui paraît aujourd’hui (en même temps qu’une réédition en Verdier/poche de Précis de médecine imaginaire) se déroule en 1981 avec comme narrateur un étudiant en médecine souhaitant écrire, de sorte que le lecteur se croit autorisé à mettre du biographique là-dedans. La vie amoureuse et sexuelle de ce narrateur, en quatre-vingt-onze chapitres en hommage au Chiendent de Raymond Queneau qu’il faut absolument mettre dans le classement des cent meilleurs livres de la littérature française dont l’établissement est également l’un des thèmes du roman, est en outre entrecoupée de nombreuses informations provenant de l’Antiquité. D’où le titre que le chapitre 65 justifie dans les grandes largeurs : « Les historiens vétilleux affirment qu’il s’est écoulé trois siècles entre la chute de Troie et la fondation de Carthage, ce qui prête au voyage d’Énée une durée hors du commun. Mais Virgile s’en fout comme de sa première toge : si on l’avait poussé dans ses retranchements, il aurait sans doute répondu que toutes les histoires s’écrivent ainsi, et particulièrement les histoires d’amour. » « Ainsi », c’est-à-dire sans assurance de vérité incontestable. Il n’y a qu’à voir la naissance de Rome, puisque lupa « désigne une louve ou une prostituée » : le choix fait en dit long sur l’hypocrisie – et la vraisemblance.

N’aimant manifestement pas trop s’attarder (il y a du passage dans ces douze mois et ces cent cinquante pages), le narrateur d’Emmanuel Venet décrit ses personnages et les situations à la vitesse grand V. Pour Chantal Magnaud (il y a aussi des noms à la pelle), il évoque « sa croupe un peu large et ses idées étroites » après avoir dévoilé son « projet de vie benoîtement acquis à la réussite matérielle et à la perpétuation de l’espèce ». Côté médecine, tous ceux qui l’ont croisée ont compris que Sophie Delaunay « est très mariée à un confrère très aisé et très cool avec qui elle mène une vie très parfaite » – plus tard elle sera « bijoutée de pied en cap ». Norbert Favre a été « poussé vers la préretraite par une entreprise qui veut le bien de ses actionnaires ». Trop malade, cette retraite, Blandine Fayolle a l’impression d’y « cotiser à fonds perdu ». Les familles ont en général « un sentimentalisme irrationnel » qui leur fait mal supporter « qu’on farfouille dans l’intérieur de leurs défunts », d’où la déplorable réputation de l’autopsie. Alexia Maurer (l’amoureuse principale) a un demi-frère « qui lui fera peut-être un jour la gueule dans l’étude d’un notaire ». Quant à la Côte d’Azur en saison, on y « pratique l’anesthésie de masse à l’anisette ». Lorsque sa sœur et lui polémiquent avec leur père, le narrateur croit clore l’affaire en bredouillant « qu’il faut de tout pour faire une société ». Le père « confirme : il faut de jeunes cons et des adultes ayant du plomb dans la cervelle ». Les chars russes ne paraderont peut-être pas sur les Champs-Élysées mais le plus sûr serait que Mitterrand soit battu le 10 mai pour que cette génération n’ait pas à le savoir.

Mais écrire. Il faudrait que ce ne soit pas un « contre-emploi ». C’est une volonté difficile à transformer en réalité – on sait comme le réel se dérobe. « Écrire, sur rien, pour rien, sinon pour prolonger la musique entêtante qui me vient d’autrui et m’aide à résister au chagrin de la condition humaine. » Le narrateur a le sentiment « que les mots peuvent accueillir des réalités qui les excèdent ; et que parfois un lambeau de réel se laisse piéger dans la langue ». Cette théorie est toutefois délicate à mettre en pratique, même avec le support de l’humour et du jeu, puisqu’il a pensé pour son livre au titre « Aède soignant » et qu’il évoque l’Oulipo, « groupement d’écrivains se comparant à des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ». Le narrateur lit, aussi. De la Maison blanche, de Léon Werth, il tire la conclusion que pour l’auteur « la maladie représente une expérience précieuse, et un malade qui n’en retirerait aucune joie serait indigne de la santé ». Est-ce une semblable exégèse qu’on devrait faire de Virgile s’en fout, selon qu’on considère l’écriture comme une maladie ou une santé ? Le narrateur se retrouve à la fin dans « un enchevêtrement d’histoires » inconnues, « fait de pièces et de morceaux éparpillés dans une mémoire sans sujet et réunis dans un corps sans mémoire ». Trois lignes plus loin, les derniers mots du roman sont « dans le temps », comme dans le fameux numéro un proustien du hit-parade des livres francophones, mais ici sans la solennité d’une majuscule au dernier mot.