Le Monde des livres, 4 mars 2022, par Christine Lecerf
Un destin ukrainien au xxe siècle
L’écrivain autrichien Josef Winkler témoigne de sa rencontre avec une femme qui connut les jougs stalinien et nazi. Bouleversant.
À 200 kilomètres au sud de Kiev, une nuit d’avril 1943, Nietotchka Vassilievna Iliachenko est brutalement réveillée par un coup de crosse. Arrachée des bras de sa mamo, la jeune fille de quinze ans est expédiée dans un wagon à bestiaux vers l’Autriche. Travailleuse forcée du Grand Reich germanique, elle part cultiver la terre dans une ferme des Alpes de Carinthie. En 1981, celle que les gens du village surnommaient à tort « la Russe » se confie sur son enfance ukrainienne à un jeune écrivain de la région.
Originaire d’un village voisin, Josef Winkler, alors âgé de vingt-huit ans et aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands écrivains de son pays, est venu s’isoler dans cette ferme de Moosbach pour y écrire. Plongé depuis près de cinq ans dans l’évocation de son enfance meurtrie, il tente de conjurer les images qui l’assaillent, où se mêlent violence familiale, rituel catholique et silence coupable, dans cette « Carinthie sauvage » de l’immédiat après-guerre à l’odeur de bouse, de cadavre et d’encens.
Chaque soir, le jeune écrivain descend à la cuisine. Lui qui peine à trouver les mots dans une langue « étranglée et rendue muette », il écoute l’Ukrainienne. Debout devant son évier, lavant la vaisselle de « ses mains qui ont tant enduré mais aussi protégé », elle lui raconte sa propre enfance sur les bords du Dniepr. Dans cette langue parlée, qui n’est pas la sienne, ponctuée de mots étrangers, elle l’entraîne loin vers l’est, dans l’épicentre d’un malheur commun : « Il arrivait que, tard le soir, debout près du bahut, elle et moi, nous pleurions ensemble. »
Comme une mère le raconterait à son jeune enfant, l’Ukrainienne tisse soir après soir à Winkler le conte cruel de la peur et de la faim sous le joug stalinien : « Je vois encore les kolkhoziens qui emportent notre vache, la tachetée. » Les bêtes abattues, les blés arrachés, les champs extorqués : « Ils se permettaient tout. Ceux qui n’étaient pas dociles, ils les envoyaient en Sibérie ou bien ils les pendaient. » Ensuite, les Allemands sont arrivés : « Ils ont repris le kolkhoze et ont continué à le gérer de la même façon que les Russes. » La nuit nazie s’est abattue sur tout le pays. Ne pleurez pas, Mamo, je reviendrai, répétait l’Ukrainienne. Près de un million de juifs sont exterminés, des centaines de milliers de travailleurs forcés sont déportés comme esclaves : « Nous avons dû nous mettre en rang. Les fermiers étaient déjà là. Ils nous ont examinés comme des pièces de bétail, pour choisir ce qui leur semblait utilisable. »
Nouveaux chemins
Dans cette chambre où trente-huit ans plus tôt la jeune Ukrainienne avait été conduite de force, Josef Winkler plonge dans les eaux noires d’une histoire à la fois familiale et européenne. Lui dont la mère avait perdu la parole après la mort de ses deux frères sur le front est, lui dont le père avait combattu dans la Wehrmacht et dont l’oncle avait rejoint la SS, « engage le combat avec la langue ».
De retour dans son village natal, son roman terminé, Josef Winkler regagne son ancienne chambre d’enfant. Il n’est plus le même, il a désormais un passé et commence à taper sur sa machine Olivetti : « Nietotchka Vassilievna Iliachenko m’a extirpé de mon recoin où les araignées avaient déjà tissé leurs toiles. » Mais avant de s’engager sur de nouveaux chemins, qui le conduiront encore plus loin vers l’est, jusqu’en Inde, l’écrivain sait ce qu’il lui reste à faire : écrire L’Ukrainienne, transcrire mot à mot son récit, lui offrir de raconter elle-même l’histoire, faire entendre la voix de « la déplacée » : là-bas, dit-elle, « les pommes et les poires ont une odeur bien plus intense que celles d’ici ».
Alors que les semeurs de mort marchent de nouveau le long des rives du Dniepr, lire aujourd’hui L’Ukrainienne paru en allemand en 1983 n’en est que plus bouleversant. L’Ukraine est encore une fois un lieu où s’écrivent les pages les plus noires de notre histoire. Que peut dès lors un écrivain, sinon pressentir l’irréparable et trouver les mots pour le dire ? « Lorsqu’on croisera les mains de Nietotchka Vassilievna Iliachenko, les tournesols de ce pays où elle fut amenée de force s’inclineront tous devant son cercueil, ils se détourneront du soleil et, refermant sur leurs graines noires les pétales de leurs lourdes têtes, ils porteront le deuil. » Tout crime perpétré aujourd’hui sur cette « terre de sang » ravive non seulement les blessures du passé, mais endeuille l’avenir de toute l’Europe.