Libération, 5 mars 2022, par Frédérique Fanchette

Liens, je t’emmène

Une corde sainte, des pèlerins, des extases à gogo, roman de Michel Jullien.

Dans son précédent livre, Michel Jullien suivait la Loire. Trois quinquagénaires dans un bateau, en l’occurrence un canoë, avaient mis cap sur l’embouchure. Cette fois le roman se passe au fil d’une corde, une « corde des extases ». On est dans un pays équatorien non nommé et deux sœurs, décrites comme plantureuses, s’apprêtent à faire le pèlerinage de la Vierge de Jabuti, « une madone à coucher dehors », écrit l’auteur, pas à un blasphème près.

Michel Jullien s’est inspiré d’un réel rendez-vous religieux annuel au Brésil, où il séjourna jeune homme. Et il a extrapolé. Les règles réelles sont déjà pas piquées des hannetons. La figurine de bois miraculeuse et amochée (elle est borgne et a perdu son petit Jésus) est de sortie pendant un week-end chaque mois d’octobre. Les pèlerins, s’ils veulent voir leurs vœux exaucés, marchent en empoignant une corde reliée à l’icône. Gare à ceux qui la lâchent, « perdeu ?! ». Comme dans Koh-Lanta ou Fort Boyard, ils sont désormais hors jeu : tous leurs espoirs sont douchés, la Madone est devenue sourde, il leur faudra revenir l’année d’après.

Le rituel inventé par Michel Jullien est encore plus fou : trente-trois kilomètres de corde reposant sur des piquets relient le départ du pèlerinage, dans la ville survoltée de Macoder, le site où fut découverte la statue de bois en 1801 par un pêcheur porté sur les boissons fortes. Des milliers de marcheurs suivent donc la corde, on apprend que celle-ci est une réplique symbolique du lien qui enserrait la statue. Laquelle ne l’empêchait nullement de vagabonder. D’où le miracle. L’auteur qui n’est pas un monstre a tout prévu pour que les pèlerins puissent dormir et se nourrir. Des cordes secondaires, qu’il s’agit de ne toujours pas lâcher, permettent d’accéder à des gargotes et des hamacs. Parfois les torons s’emmêlent, les insultes fusent, les tongs sont happées par la gadoue. « Perdeu ! »

Un porcelet vivant traîné en laisse

Les deux filles sont étudiantes. Elles sont solides comme des femmes de Botero. L’une, Andrea, ambitionne d’être kinésithérapeute et en attendant est championne de lancer de poids. L’autre, Ezia, qui marche derrière, veut devenir ethnologue. Le terrain religieux se prêterait à l’étude. Mais pas de distance critique ici pour elle. Au cou, elle a attaché ses demandes à la Madone. Avec en priorité la guérison de la main de leur chère maman, piquée par une bestiole. D’autres vœux circulent dans cette foule, « un bric-à-brac d’espoirs » : « Que ma jument guérisse / Qu’il divorce en me cédant la garde de Socorro / Que j’acquière ma licence de taxi / Que notre fils Raimundo sorte de prison »Des ex-voto transportés à l’épaule, ajoutent au désordre. Des maquettes en papier mâché d’objets convoités : frigo, bateau, maison, et pourquoi pas veau, vache, cochon. Un porcelet vivant est d’ailleurs traîné en laisse (est-il malade ?) et empêche les deux sœurs de rester collées l’une à l’autre. Remarquons au passage que par temps de Covid, la vision de tous ces corps suant, éructant, postillonnant, à touche-touche, crée une impression très vintage. Avec son écriture baroque, Michel Jullien présente une réjouissante et sonore aventure de deux jours. On suit les sœurs comme deux ballons rouges, repères dans une foule travaillée par les excès émotifs en tous genres. L’auteur n’est pas tendre avec ce pays sans nom mais facile à identifier. Le chauvinisme y est roi. Tout est perçu par les locaux comme champion : la pluie y est plus abondante, l’ananas, plus juteux, quant aux vers de tel poète national, « on n’a jamais fait mieux ».