Le Point, 7 mars 2022

Sur la piste de Varlam Chalamov

Mort en 1982, pauvre et misérable, dans un hôpital psychiatrique, Varlam Chalamov a toutes les années suivant son retour du Goulag à la littérature. Outre les Récits de la Kolyma, qui l’ont rendu mondialement célèbre, il a publié de nombreux textes, dont ces Souvenirs de la Kolyma, écrits dans les années 1970, soit une vingtaine d’années après sa libération. Il y décrit ses conditions de vie atroces, y raconte l’histoire de certains camarades, mais rapporte aussi ses souvenirs de certains de ses contemporains dont Boris Pasternak, l’auteur de Docteur Jivago. « J’essaierai de restituer la suite de mes sensations – je ne vois que ce moyen de préserver l’authenticité de la narration, écrit-il. Tout le reste (pensées, paroles, descriptions de paysages, citations, raisonnements, scènes de la vie courante) ne sera pas suffisamment vrai. Et pourtant, je voudrais que ce soit la vérité de ce jour-là, la vérité d’il y a vingt ans, et non la vérité de mon actuelle appréhension du monde. »

Transmettre la mémoire

Un texte de 1961 résume ce qu’il a vu et compris dans les camps. Une sorte de bilan en 46 entrées numérotées. La première ? « L’extrême fragilité de la culture humaine, de la civilisation. En trois semaines de travaux pénibles, de froid, de faim et de coups, un homme devenait une bête féroce. » La dernière ? « […] l’écrivain doit être étranger à ce qu’il décrit, et […] s’il connaît bien son sujet, il s’exprimera de telle façon que personne ne le comprendra. » Conserver la mémoire et savoir comment la transmettre, telle était l’obsession de celui qui avait réussi à survivre malgré les travaux dans les mines à une température de – 50 °C, la faim et les coups. « Le froid est une chose si effroyable qu’on peut évoquer son souvenir quelle que soit la température. […] Même en temps de canicule je porte la Kolyma dans mon âme », écrivait-il. Il fallait que l’on sache. Il fallait qu’on le lise. C’est pour cette raison qu’il aurait refusé d’écrire L’Archipel du Goulag avec Alexandre Soljenitsyne, qui le lui avait proposé : il pensait que le livre ne pourrait jamais être publié. Mais comment créer une œuvre quand on est si imprégné de sa matière ? C’était son interrogation constante. Luba Jurgenson (qui s’est occupée de l’appareil critique de Souvenirs de la Kolyma) s’est mise dans les pas de l’ancien bagnard pour mieux saisir le jaillissement de l’acte de création. Leur intimité est profonde, elle le connaît, l’a traduit et médité, « ressassé », écrit-elle. Elle l’a donc cherché à Moscou, dans les villes où il a été relégué et dans la Kolyma. Son livre n’est ni une biographie classique, ni une étude purement littéraire, plutôt un voyage intellectuel, mêlant poèmes, éléments biographiques – notamment ses relations complexes avec Soljenitsyne –, description des lieux de relégation, mais aussi témoignages d’acteurs de la vie littéraire en Union soviétique, etc. L’ouvrage se termine sur ces vers poignants de Chalamov : « Et avec horreur / J’ai compris que J’étais invisible à quiconque / Qu’il fallait semer des yeux / Que le semeur d’yeux devait venir ! » Pour Luba Jurgenson, il est le « semeur d’yeux », d’où le titre de cet essai, formidable guide pour comprendre cette œuvre hors du commun.