La Croix, 10 mars 2022, par Alain Guillemoles
Chalamov, les sentiers du goulag
Au moment où la Russie tente d’effacer le souvenir du goulag, les éditions Verdier publient des inédits de Varlam Chalamov, ainsi qu’un essai sur lui.
C’est une prose rude, sans fard. Varlam Chalamov est certes moins connu en France qu’Alexandre Soljenitsyne, l’auteur de L’Archipel du Goulag. Il est pourtant celui dont les récits donnent le mieux à comprendre la réalité des camps de travail soviétiques. Ses écrits sont faits de fragments, des histoires courtes où il est question de longues journées de travail dans la forêt ou les mines d’or, de faim, de froid, de mouchards et de truands. Les éditions Verdier, qui se sont lancé le défi de publier l’ensemble de son œuvre, font sortir un nouveau volume en même temps qu’un essai de Luba Jurgenson, grande spécialiste de Chalamov.
En revenant sur un certain nombre de motifs propres à l’écrivain, elle propose quelques clés de lecture. Elle explique par exemple le défaut de chronologie par le fait que « l’organisation de son œuvre répond à un autre besoin que celui de raconter son parcours concentrationnaire ». Elle décrit ses récits comme « un labyrinthe creusé de passages qui relient les recueils entre eux ».
On retrouve souvent, dans ce recueil qui complète les sept volumes déjà parus, des épisodes racontés de façon différente dans de précédents textes. Au goulag, le temps ne passe pas. Le détenu n’a pour seul horizon que le soir. Et cela se reflète dans ce va-et-vient temporel.
Luba Jurgenson analyse aussi de nombreux poèmes de Chalamov, qu’elle a traduits. On y trouve la même fulgurance que dans sa prose, cette façon de dire les choses sans détour, comme dans celui-ci : « Je chemine encore / tout près de la mort / porte ma vie entière / sous un pli bleu clair. » Il est question ici d’une enveloppe, l’une de celles que l’écrivain utilisait pour mémoriser les livres qu’il n’a jamais cessé d’écrire dans sa tête, avant de les coucher sur le papier une fois libéré.
Alexandre Soljenitsyne utilisait un chapelet fait de boules de mie de pain séchées pour mémoriser ses écrits. Varlam Chalamov s’aidait de ces petites enveloppes. Ce n’est pas la seule différence entre les deux hommes, qui se sont rencontrés mais vite brouillés. Pour le premier le camp peut se révéler comme un chemin vers la rédemption. Pour Varlam Chalamov, c’est un lieu de destruction totale et d’asservissement.
Varlam Chalamov a été détenu durant dix-neuf ans, de 1929 à 1932 et de 1937 à 1953. Il est décédé en 1982, à soixante-quatorze ans, affaibli, misérable et interné dans un hôpital psychiatrique. Dans les récits qu’il fait de la vie au camp, il s’exprime sans détour, sait capter les détails qui ont du sens, se montre très précis, ne cache rien de la dureté du quotidien, de l’animalité à laquelle chaque détenu se trouve vite réduit. Il ne vit pas, il survit, porté par un inexplicable instinct. Les corvées, les poux, les punitions, la dysenterie…
Au moment où la Russie multiplie les initiatives pour effacer le souvenir des camps de travail, notamment en fermant l’association Memorial qui travaillait précisément à construire cette mémoire, et où elle s’est lancée dans une guerre qui réveille les fantômes du passé soviétique, il est particulièrement utile de se replonger dans cette histoire.