Le Monde des livres, 11 mars 2022, entretien réalisé par Elena Balzamo

« En Russie, le récit dominant sur le passé soviétique est mensonger »

Écrivaine, traductrice et universitaire, Luba Jurgenson, née à Moscou en 1958, est notamment l’autrice de L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? (Le Rocher, 2003) et Création et tyrannie. URSS 1917-1991 (Sulliver, 2009). Elle travaille depuis plusieurs années sur la littérature de témoignage et sur l’œuvre de Varlam Chalamov, à laquelle elle vient de consacrer un essai, Le Semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov. Elle est la vice-présidente de l’association Memorial France.

Le Monde : Vous explorez l’œuvre de Chalamov depuis des années. Qu’est-ce qui vous fascine chez cet écrivain ?

Luba Jurgenson : C’est à la fin des années 1990 que j’ai commencé à fréquenter sérieusement l’œuvre de Chalamov. Je m’intéressais déjà de très près à la façon dont la littérature pouvait se saisir des expériences extrêmes, et les textes de Chalamov apportaient des réponses. Il ne fait pas que raconter le goulag, il se demande constamment comment écrire, dans quelle langue parler au lecteur… En ce sens, c’est aussi un penseur dans la lignée de Hannah Arendt, Walter Benjamin, Theodor Adorno, la lignée de la critique de la culture. Il interroge la violence qui accompagne la modernité et les limites de l’humain, lequel s’est révélé très différent de l’image créée par le discours humaniste. Mais Chalamov est avant tout un grand écrivain. À travers ses brefs récits, ces « laps de temps humain » pour reprendre la formule d’Andreï Siniavski [écrivain dissident et survivant du goulag, 1925-1997], Chalamov s’emparait de la question qui préoccupe depuis la nuit des temps écrivains, critiques et philosophes, à savoir : quel rapport la littérature entretient-elle avec la réalité ? Les fragments de Chalamov sont des « prélèvements » sur le réel, ils laissent aussi place à ce que l’on ne peut ni voir ni concevoir, ce qui se passe entre les fragments.

Une grande œuvre littéraire est un témoignage sur l’époque qui l’a vue naître, mais c’est aussi un miroir tendu au présent. Que veut nous dire Chalamov aujourd’hui, dans la situation qui est la nôtre ?

Chalamov se demande comment garder la mémoire du vécu, comment ne pas oublier les sensations du passé. Dans Récits de la Kolyma, la question de la mémoire, individuelle et collective, a une place centrale. C’est aussi le thème principal de Souvenirs de la Kolyma. Au milieu des années 1950, avec le « dégel » et la timide déstalinisation qui a suivi la mort de Staline, on pouvait encore espérer que la mémoire du goulag émerge dans l’espace public sous forme de commémorations, de monuments, de textes. Dix ans plus tard, cet espoir avait fait long feu. Chalamov était persuadé que toutes les archives, toutes les traces du goulag étaient détruites. Ses récits devaient s’y substituer. Même ses poèmes, où il mettait en scène la nature de la Kolyma, étaient vus par lui comme une archive. L’un d’eux s’intitule justement Mes archives et commence ainsi : « Mes brouillons : les pierres. Manuscrits : les bouleaux… »

Avait-il raison de penser ainsi ?

Chalamov meurt en 1982. Quelques années plus tard, au moment de la Perestroïka, on découvre d’immenses fonds relatifs à la terreur politique, désormais ouverts aux historiens. C’est alors, en 1987, que naît l’association Memorial : elle collecte témoignages et documents (60 000 dossiers à ce jour), reconstitue les destins des victimes, organise commémorations et expositions… Pourtant, si Chalamov revenait à la vie aujourd’hui, il n’aurait pas constaté de grand changement sur le terrain de la mémoire, par rapport à ce qu’il avait connu : les archives du goulag sont de nouveau inaccessibles, et l’association Memorial vient d’être dissoute par une décision du tribunal.

En tant que vice-présidente de Memorial France, pensez-vous que les écrits de Chalamov peuvent éclairer la répression actuelle, en particulier celle dont sont victimes tous ceux qui s’efforcent de préserver la mémoire historique ?

Oui, en lisant Chalamov on comprend que, en Russie, le récit dominant sur le passé soviétique est mensonger. Le goulag n’est pas nié officiellement, il est présenté comme une fatalité. On a le droit de pleurer les victimes, mais à vouloir nommer les responsables, on finit en prison, comme Iouri Dmitriev. Le goulag peut même apparaître comme une page glorieuse de l’histoire soviétique, avec les gardiens et les chefs comme héros. Ce mensonge est plus pernicieux, plus subtil qu’à l’époque de Chalamov, et il sert à étayer une « mémoire historique » factice au service de la violence intérieure et extérieure. L’association Memorial était là pour empêcher cette falsification, c’est pour cela qu’elle devait disparaître.

La publication de Récits de la Kolyma a eu une énorme résonance en Occident. Quelle place occupe-t-il dans le paysage littéraire en Russie ?

Autrefois on lisait Chalamov davantage à l’étranger que dans son pays, mais les choses ont changé : la lecture de ses textes s’est imposée, les chercheurs ont commencé à les analyser, les enseignants à les lire avec leurs élèves. Ce processus n’allait pas sans débats ni récupérations. Ainsi, depuis quelques années, il existe une tendance à le présenter comme un patriote russe et soviétique, un anti-occidental convaincu. C’est absurde. Chalamov est un grand écrivain européen, c’est d’ailleurs aussi pour cette raison que je me suis plongée dans son œuvre à l’époque où une Europe émergeait des débris du communisme. Il est difficile de savoir ce que lisent les Russes en ce moment. En temps de détresse, les lecteurs ont tendance à se tourner vers l’universel, la Bible, l’Odyssée, ou encore Guerre et Paix… Souvent, ils préfèrent alors la poésie à la fiction… Mais les textes de Chalamov, par leur violence, résonnent avec la situation actuelle, ils insufflent aussi une force de résistance. Surtout, ils atteignent à cette haute poésie qui nous relève en temps de crise. Si les Russes avaient accès à ces lignes, je leur dirais : « Lisez Chalamov, aujourd’hui plus que jamais. »