L’Humanité, 10 mars 2022, par Alain Nicolas
Nietotchka, Ukrainienne déplacée
Josef Winkler recueille la parole d’une fermière déportée d’Ukraine en 1943. Un récit où les destins d’une femme et d’un peuple se rejoignent.
« Ça fait plus de trente ans que je suis dans cette ferme et je ne suis toujours pas kaputt », confie Nietotchka Vassilievna au jeune écrivain autrichien à qui elle loue une chambre dans cette vallée isolée de Carinthie. Au village, on l’appelle Starzer Vale, du nom de son mari, avec le prénom qu’elle s’est choisi en se convertissant au protestantisme. Mais, même si Jogl a honte d’avoir épousé une « Russe », elle le dit, elle est ukrainienne. Elle est arrivée au village en avril 1943, après avoir été arrêtée par des policiers collaborateurs, envoyée dans un camp en Autriche, puis dans une ferme, comme « travailleuse ». Elle n’avait pas encore quatorze ans. Après la guerre, elle reste en Autriche, travaille à droite et à gauche, puis, se souvenant d’y avoir été traitée comme une enfant de la famille, revient à la ferme où elle avait « dépouillé ses habits russes ». Le fils des fermiers dont elle était un peu amoureuse la demande en mariage. Et voilà pourquoi elle héberge le narrateur qui cherche un endroit tranquille où finir un roman. De temps en temps, elle lâche une confidence sur sa vie à Doubynka, au sud-est de Kiev. Peu à peu, l’écrivain prend des notes, puis enregistre et met en forme ces souvenirs. Nietotchka y raconte ce qu’elle sait de sa famille. Génération après génération, c’est la vie, la survie, des paysans d’Ukraine. Maigres récoltes, maladies, mort d’un enfant sur deux. Ses parents s’en sortent un peu mieux que les autres, avec un peu plus d’énergie, de rigueur que les voisins. Quand est décrétée la collectivisation, son père, invalide de guerre, quitte le kolkhoze où on le traite de bouche inutile. Pour la famille, c’est le début de la descente aux enfers. Mais les kolkhoziens ne tardent pas à partager leur sort. Les réquisitions abusives provoquent une famine qui touche tout le village. Le père s’en va tenter sa chance comme savetier à Moscou, la grande sœur mendie un peu de nourriture. L’hiver, la mère casse la glace du Dniepr pour pêcher. La mère et les deux sœurs s’en tirent de justesse, commencent à souffler, jusqu’à ce que la guerre leur inflige une nouvelle épreuve.
L’auteur restitue avec beaucoup de simplicité le destin de cette femme. Sa parole fait vivre avec précision et sensibilité, sans concession ni rancune, un monde où la dureté se combat avec les armes de la générosité, mais aussi de l’espoir. Même si à ces communautés, et en particulier aux femmes qui y vivaient, rien n’a été épargné. Grâce à Josef Winkler, Nietotchka ne sera jamais kaputt.