Le Matricule des anges, mars 2022, par Jérôme Delclos

Thésée carabin

Drôle et érudit, un roman de médecin-écrivain peut-être plus futé qu’il n’y paraît.

Sachant Emmanuel Venet psychiatre, on suspecte le titre Virgile s’en fout d’être une contrepèterie, une énigme lacanienne pour cruciverbiste fou, ou une dénégation. De plus, l’alternance des chapitres autofictionnels avec ceux relatant des épisodes de la mythologie nous intrigue : il y est d’emblée question d’Ariane et de Thésée, on entre donc dans un labyrinthe. Fort de la conviction que les portes de ce Cnossos ne s’ouvriront pas sans clés, on en cherche. Rendez-vous au chapitre 65, « Iuliens », pour y lire un vers de Virgile à « la mystérieuse attraction » : « Agnosco veteris vestigia flammae », intraduisible prétend Venet, mais dont il donne pourtant quatre versions. Au hasard, celle de Pierre Klossowski : « Je reconnais les vestiges d’une ancienne flamme ». C’est là, résumée, l’entreprise de Virgile s’en fout. S’en fout de quoi ? Le lecteur le découvrira, sans tout à fait le croire s’il médite la dernière page, où l’auteur murmurera à son oreille. Autre clé : de façon récurrente dans le livre, le « je » qui parle, au présent fictif de 1981, se rêve romancier. « Le narrateur de mon roman, un étudiant en médecine mal assuré de sa vocation, croisera des personnages qui se lieront, se perdront, se recroiseront au hasard des bifurcations, et qui toujours découvriront que leur histoire n’est pas vraiment celle qu’ils se racontent. » Déchiré entre deux vocations, ce personnage d’étudiant songe même à un titre : « Paenser », ou encore « L’Aède-soignant », et qui eût pu devenir… celui de ce livre tout en « bifurcations » que Venet écrit aujourd’hui. Magistrale structure labyrinthique ou en abyme, mais qui a le tact de ne jamais se prendre au sérieux.

Dès l’ouverture, le récit du fiasco avec « Ariana » trouve notre sourire, et on rira encore dans la suite de ce roman, qui a un charme désuet. À commencer par les portraits, à la limite du poncif, des personnages féminins : Ariana est une « belle plante », « Chantal Magnard » a « la croupe un peu large » et « les idées étroites », « Alexia Maurer est une Vénus brune aux yeux bleus, aussi ravissante qu’originale ». C’est le corps de ballet virevoltant, aux patronymes comme sortis d’un vieil annuaire des PTT. Venet, en Modiano mais léger, se présente à nous peu encombré par son passé insouciant, au souvenir de son année 1981 pleine de livres, de musiques, de films, de rencontres amicales, intellectuelles, amoureuses (beaucoup), et où le travail à l’hôpital apporte son lot d’anecdotes, de bourdes professionnelles, et de petites, ou grandes, victoires privées. C’est l’un des dédales du livre. On y assiste aux stratégies de séduction du narrateur comme de ses ami·e·s, collègues, et même d’« Hervé Mortillon », le patron. L’ambiance est à la fois érotisée et clinique. Quand le narrateur est chargé par Mortillon d’accompagner dans ses derniers instants « Germaine Berger, nonagénaire », il se prend à rêvasser, tiraillé entre la volonté de rompre pour de bon avec Chantal Magnard et le désir encore vif de ses « appas ». Survient Mortillon. « Je le rassure. Germaine Berger est toujours très calme. Intrigué, il s’avance : oui, et pour cause puisqu’elle est maintenant tout à fait morte, sa main gardant la chaleur de la mienne ». L’issue du livre, plus grave, endeuillée, et marquée par une vraie peine d’amour, le signale in fine comme un subtil roman d’éducation.

Second dédale, l’abrégé de mythologie. Alterné avec le récit de la mémorable année 1981 du narrateur, il peut avoir, ou pas, un lien avec ses péripéties. C’est une mine sur les dieux, déesses, héros de la Grèce et de Rome, leurs amours, conflits, frasques diverses et variées. Le livre refermé, l’énigme de cette composition en tresse persiste. Façon, pour Venet, de nous dire que le récit de sa jeunesse reste une légende ? Développement de l’exergue, deux vers de Virgile au sujet de la « plaie » d’un « amour incurable » ? Il faudra le creuser. Et y gratter ceci qu’en latin, « Je m’en fous » se dit « Non curo ».