Le Monde, 19 mars 2022, par Béatrice Commengé
« Elle mangeait une glace au Milk Bar quand une bombe a explosé »
Mes yeux se sont ouverts un jour de grand beau temps, en avril, dans une clinique d’Alger. Le monde était joyeux. La deuxième guerre était presque oubliée, la suivante n’avait pas commencé. La paix semblait régner dans la France d’Algérie. Près d’un siècle s’était écoulé depuis qu’un obscur charron natif du Tarn avait franchi la Méditerranée pour tenter sa chance dans la « colonie ». Il y avait rencontré une orpheline de Haute-Garonne qu’il avait très vite épousée : de fille en fille, ma mère était née. Côté père, la souche était moins profonde, mais tout aussi aventureuse. Parti, à pied, de son Ariège natale, mon grand-père filait des jours heureux comme « employé aux écritures » à la préfecture de Constantine.
Ce préambule pour tenter d’imaginer la somme de hasards qu’il avait fallu pour que je vienne au monde sur les hauteurs d’Alger, dans le quartier Laperlier, là où les rues portaient des noms d’arbres : Oliviers, Amandiers, Bananiers. Je me suis souvent demandé à quoi aurait ressemblé mon enfance si mes parents s’étaient installés rue des Amandiers. Mais ils avaient choisi les Bananiers. La rue du milieu, entre les Amandiers, au-dessus, et les Oliviers, plus bas. Une rue très courte, que ma mère qualifiait souvent de « chemin goudronné ». C’est dire qu’il y passait peu de voitures : la rue appartenait aux enfants. Qualifié de « résidentiel », le quartier se composait de villas blanches qui, toutes, disposaient de jardins ou de terrasses sur le toit. Le n° 10, où nous habitions, se situait exactement au milieu, là où la rue dessinait une courbe légère, frontière invisible entre deux univers : à gauche – du 1 au 8 –, un monde sans enfants, à droite – du 10 au 21 –, notre bruyant royaume, véritable « cour des miracles ». Le miracle, pour l’enfant unique que j’étais, ce fut d’abord le n° 12, où s’entassaient trois familles. Trois familles d’où s’échappaient tant d’enfants que je n’ai jamais pu les compter. Chaque année, il en naissait un ou deux. Le miracle, ce fut de vivre la différence avant de savoir la nommer.
Les noms sont très vite arrivés : « Mohammed le Kabyle », « Brahim le négro », « Djemila la Mozabite ». Et avec les noms, les jeux, les rires, le son des autres langues. Mohammed m’apprenait les différences entre l’arabe et le kabyle, mais mon vocabulaire s’est limité aux chiffres et aux jurons. Il allait déjà à l’école et son français s’améliorait très vite. Je le compris le jour où il ne m’a plus dit : « Beetrice, ta mère elle t’appelle », mais « Beetrice, ta mère t’appelle ». Je ne me souviens plus de quand j’ai osé parler aux enfants qui jouaient à l’autre bout de la rue. Peut-être un jour où, sur le sol, en face du n° 19, l’un d’eux avait dessiné une marelle, avec « la terre » en bas et « le ciel » en haut. Trois « grandes » filles étaient en train de sauter à clochepied entre Terre et Ciel. Je ne pouvais guère les intimider. Elles allaient déjà à l’école, rue des Amandiers. Elles se nommaient Suzanne, Chafika et Aouaouche. Nous allions devenir inséparables.
Elles m’ont montré le chemin qui conduisait à leur école : le « chemin romain » (qu’elles appelaient parfois « Sidi-Brahim »), un chemin abrupt bordé d’oliviers, qui longeait un parc, le « parc Morian », comme elles l’appelaient (comment aurais-je deviné qu’il s’agissait du Mont-Riant ?). La rue des Amandiers ressemblait-elle à la rue des Bananiers ? Y avait-il, là-haut, autant d’enfants, autant de cris et de rires ? Je me le demandais. Je constatais seulement que mes nouvelles amies n’y jouaient pas, qu’elles ne me parlaient jamais de leurs camarades de classe et qu’elles avaient hâte de retrouver ce coin de trottoir en béton où nous aimions nous asseoir pour manger des olives vertes en buvant de la limonade blanche. Le paradis était ici, je le savais, entre le 10 et le 21. Pourquoi serais-je montée jusqu’à la rue des Amandiers ?
Mais l’heure vient toujours de quitter son royaume. À 7 ans, on m’annonça que je n’irai pas à l’école de la rue des Amandiers. À Alger, quand on habite sur les hauteurs, on passe son temps à descendre et à monter. Ma nouvelle école se trouvait tout en bas du « chemin romain », au cœur de la ville, près des magasins et des cinémas. Quatre fois par jour, comme mes amies, mais dans l’autre sens, je monterais et je descendrais ce chemin que j’aimais déjà. Parfois, je me risquerais à traverser le « parc Morian », surtout à la saison des pignons, que j’avais appris à extraire des grosses pommes de pin tombées à terre. Je ne me souviens pas de m’être fait une seule amie dans cette école où les « indigènes » étaient rares. J’avais l’impression que toutes ces sages écolières ignoraient tout du paradis de la rue. Cette année-là, on m’avait dit que des bombes avaient éclaté dans des cafés du centre de la ville. Était-ce pour cela qu’elles sortaient si peu de chez elles ?
Et puis, un matin où nous jouions sur « la placette » – sorte de triangle qui séparait la rue des Bananiers de la rue des Oliviers –, nous avons vu une petite fille débouchant du « chemin romain » : la petite fille n’avait qu’un bras. Mes amies m’ont dit : « Elle s’appelle Nicole, elle habite rue des Amandiers, elle mangeait une glace au Milk Bar quand une bombe a explosé, la veille de la rentrée des classes. »
À l’époque, personne n’avait lu La Mort heureuse et personne ne savait que l’auteur de L’Étranger avait transpiré de joie et de fatigue en gravissant ce « chemin Sidi-Brahim » jusqu’à la rue des Amandiers pour se retrouver dans une villa baptisée « la Maison devant le Monde ». De cette « nacelle suspendue dans le ciel », où l’on attendait la nuit dans un parfum de chèvrefeuille, Camus avait pu écrire, vingt ans avant ce jour où j’avais croisé la petite fille au bras unique : « La Maison devant le Monde n’est pas une maison où l’on s’amuse, mais une maison où l’on est heureux. » Où se trouvait la maison de Nicole ?