L’Humanité, 2 avril 2022, entretien réalisé par Rosa Moussaoui

« La politique était l’éveil de l’intelligence et des émotions »

Militante du MIR, le mouvement de la gauche révolutionnaire, l’auteure a vu son compagnon Miguel Enríquez, chef de l’organisation, tomber sous les balles de la dictature. Elle-même, alors enceinte, fut blessée, et ne fut arrachée au tortionnaire qu’au prix d’une campagne internationale de solidarité. Loin des siens et des supplices qui leurs furent infligés, elle a recollé les fragments épars de leurs récits : la résistance clandestine, les camarades pris, le calvaire des maisons de torture de la DINA – l’impitoyable police politique d’Augusto Pinochet. Cette histoire est celle, aussi, d’une renaissance en forme d’épreuve : réapprendre à vivre dans l’exil et dans le camp des vaincus, tenir à tout prix le fil de la lutte, cultiver la mémoire comme terreau des combats d’aujourd’hui.

L’Humanité : Pourquoi reprendre aujourd’hui ce récit, autrefois publié, qui charpente plusieurs de vos œuvres cinématographiques ?

Carmen Castillo : Ce n’est pas ma volonté. C’est un cadeau de ma vie française ; une amitié a donné naissance à ce livre. Je me retrouve moi-même devant ces récits vieux, écrits en arrivant dans l’exil, aujourd’hui rassemblés dans cette jolie collection chez Verdier, avec une préface de Joseph Andras qui me touche profondément. Je reçois presque comme les lecteurs cette matière du premier récit, avec les évènements, les sentiments qu’impliquaient le combat, la mort, la survie.

C’est une autre Carmen qui feuillette ce livre. J’avais écrit Un jour d’octobre à Santiago en français, pour raconter à mes amis français qui nous étions. Je voulais vraiment signaler que nous n’étions pas des héros : nous étions des gens comme tout le monde. Je ressentais alors la nécessité de ce récit et, effectivement, il revient tout le temps dans ma vie, dans mes actions ici ou au Chili, dans ces mémoires qui surgissent du présent, qui sont revues, revisitées par mes films, par d’autres écrits. C’est comme le moment fondateur d’une vie, d’une vie qui renait avec toutes les chutes possibles.

Je rentre tout juste du Chili et je me dis qu’il y a toujours comme un agencement de l’histoire et du présent. Cet éveil, au Chili, des morts, de la mémoire des vaincus, pour le dire comme Walter Benjamin, est tellement présent… Alors je reviens au passé sans nostalgie, pour relire les événements lumineux du Chili d’aujourd’hui à l’aune de nos souffrances, de nos ruptures, de nos joies, en imaginant que cela, peut-être, est susceptible de donner une densité, une épaisseur au présent.

Qui étiez-vous, jeunes Chiliens, Latino-Américains pris dans un élan révolutionnaire, engagés dans la résistance aux dictatures puis brutalement confrontés à la mort, à l’exil ?

Nous étions des femmes et des hommes comme tout le monde. Ce qui est très dangereux dans les grands moments des défaites, c’est la sacralisation par l’héroïsme. L’héroïsme, les héros, chez nous, n’étaient pas des références. On ne parlait pas comme ça d’Ernesto Guevara, de José Miguel Carrera, de Manuel Rodriguez ou de Saint-Just. Nous nous inscrivions dans le combat avec nos corps, nos fragilités, nos vulnérabilités et surtout avec nos amours, nos désirs, nos joies. Nous appartenions à une jeunesse emportée par un contexte historique, mue par un sentiment d’indignation face aux injustices.

Jamais nous n’avons fait le choix du sacrifice impliquant un uniforme, une manière d’être ou le fétichisme des armes. Non, au contraire, c’était l’expérimentation de la rencontre, de l’émancipation, de la lecture, de l’apprentissage, des confrontations, du dialogue. On apprenait. On était comme tout le monde, avec la chance de vivre une période historique où la lumière de l’horizon, de l’utopie étaient là, perceptible. Ça se jouait à l’échelle de nos vies : on allait gagner, on était porté par un souffle qui dépassait les défaites.

Nous étions antistaliniens, nous ne regardions pas du côté du bloc soviétique : notre modèle était à inventer, et ça faisait de la politique quelque chose de très exaltant. La politique était l’éveil de l’intelligence et des émotions.

Ces récits ne sont porteurs d’aucune nostalgie, mais ils sont empreints de mélancolie…

En arrivant en Europe, après le temps de la sidération, j’ai ressenti très clairement le besoin de détruire la nostalgie. Ça il le fallait. Vivre, sans esquiver, la rupture : Miguel est mort, j’ai survécu et plus tard, l’enfant va mourir… ça je n’ai pas pu le faire circuler en moi. Jusqu’à maintenant. Un demi-siècle plus tard ou presque, il y a des douleurs qui montent encore, on n’en finit jamais avec le silence. Mais à ce moment-là, si on restait dans la nostalgie de ce qui était perdu, on crevait. On crevait soit réellement et on se suicidait, soit vitalement et on restait enfermé – je restais enfermée dans un ghetto de souvenirs qui empêchaient le sang de circuler, la pensée de s’épanouir. C’était trop. La nostalgie me semblait paralysante. Elle allait me tuer, je ne pouvais pas vivre figée au passé. Mais c’est compliqué parce que ça revient de tous les côtés, les pertes, les absents.

C’est pour cette raison que vous tenez à distance la jeune femme que vous étiez, la Catita, en parlant d’elle à la troisième personne ?

Oui. Le je était impossible, je ne pouvais pas parler à sa place. Qui étais-je alors ? Un être en dissolution qui mourrait, et qui est mort d’ailleurs : je l’ai vécue dans le corps, plus tard, la mort de la Catita. Ça s’est réellement passé en 1977, le 1er juin, à la Pentecôte… Là, l’écriture est venue comme un torrent. J’avais des carnets, des souvenirs épars et puis venait ce dialogue entre celle que j’étais et celle que j’avais été, qui n’était possible qu’à condition de la tenir à distance. Ce n’était pas moi, pas celle d’aujourd’hui. Celle d’hier avait vécu cet amour, cette lutte, cet enfantement, ces camarades, cette fratrie, cet espoir, ce combat. Et puis celle qui était arrivée, qui se levait le matin à Paris, rue Neuve-de-la-Chardonnière, qui elle était, je ne le savais pas du tout. Mais elle était le je.

À l’époque, toucher à l’histoire collective en disant je, ça ne se faisait pas. Ma seule légitimité, pourtant, tenait au fait de dire d’où je parlais. Ce n’était pas à moi de raconter la vie de Miguel Enríquez, l’histoire du MIR, de parler de l’ensemble de la résistance. La seule chose que je pouvais faire, c’était raconter des fragments, des moments, autour du choc, du coup. Je repense à ces vers de Cesar Vallejo dans Los Heraldos Negros (Les Hérauts noirs) : « Hay golpes en la vida, tan fuertes… Yo no sé », « Il y a, dans la vie, des coups si forts… Moi je ne sais ! ». Tout d’un coup je le vivais. Cette façon dont le souvenir vous envahit et devient comme une vague… Tout ça, c’était fini : j’étais morte avec lui et celle qui survivait avait déjà oublié puisqu’elle vivait, et vivre impliquait comme une trahison. Je ne pouvais pas dire je au passé.

Vous dites de vos compagnons torturés à la casa José Domingo Cañas que quelque chose circulait entre eux, qui échappait complètement à leurs tortionnaires de la Dina. Qu’est ce qui les reliait ?

Le mot amour, nous avons eu du mal à le reprendre en tant que révolutionnaires. Mais il est lié à la fraternité. Ce mot, fraternité, avait disparu et le voilà qui revient, il est revenu très fort au Chili avec le soulèvement de 2019. C’est un mot rempli d’un dialogue secret. Les tortionnaires voulaient arracher des faits, des noms, les lieux, pour tuer. Et les torturés, dans ces situations inhumaines, parvenaient à se comprendre par un regard, une plainte, un frôlement. Ce qui circulait entre nous tenait non pas au sacrifice mais à une vie pleine, active, à des liens d’affect, d’amour, d’amitié. Devant cela, le tortionnaire est sourd et aveugle. Il n’a aucune prise là-dessus. Je n’ai jamais vécu la maison de torture clandestine. Je ne pourrais jamais savoir vraiment. Mais je pouvais au moins par le témoignage de mes amies reconstituer cet espace-temps du lieu de torture clandestine. La haine, la barbarie qui portaient les tortionnaires se confrontaient avec des êtres qu’ils brisaient, bien sûr, qu’ils coupaient en morceaux, qu’ils tuaient, mais qu’ils ne pouvaient pas posséder.

La question de l’exil, du refuge, de l’hospitalité est au cœur de nos vies contemporaines, du débat politique. Comment l’exil en France a-t-il forgé cette autre Carmen Castillo, celle d’après ?

John Berger dit de la solidarité internationale qu’elle est la seule patrie des exilés, des réfugiés. En arrivant en France, je me suis sentie portée par cette solidarité, cette affection. J’avais atteint une terre où il était possible de réapprendre à parler, à manger, à toucher, à avoir confiance, à nouer des liens. Les Français de ma génération, et plus jeunes que moi, les lycéens, les étudiants ont fait leurs premiers pas dans l’engagement politique autour des comités Chili. Il y avait dans la France d’alors une incroyable effervescence politique, intellectuelle.

On nous prenait dans les bras et on nous donnait la possibilité de redevenir autonomes. Nous n’étions pas traités comme des victimes : on nous donnait les moyens de trouver du boulot, d’apprendre le Français, de vivre entre nous tout en cultivant la rencontre avec ceux d’ici. Renaître était possible, parce qu’on écoutait nos récits, il y avait une pudeur face à la douleur. Toutes ces personnes qui m’ont accueillie, chacune d’elles, je ne les oublierai jamais. Avec elles, j’ai appris à aimer mon exil.

À Cuba aussi il y avait pour les réfugiés chiliens cet abrazo : au moins trois des sept ministres de Gabriel Boric ayant vécu en exil ont d’ailleurs étudié au collège Solidaridad con Chile de La Havane.

Aujourd’hui, vous naviguez entre les deux pays, vous étiez dans les rues de Santiago au moment du soulèvement d’octobre 2019. Vous avez assisté à la victoire de la gauche en 2021. Comment le pays a-t-il échappé au retour annoncé de l’extrême droite pinochétiste ?

J’ai vu avec une grande émotion Maya Fernández Allende nommée ministre de la Défense, Gabriel Boric à la Moneda citant Salvador Allende : « Sachez que, plus tôt que tard, s’ouvriront les grandes allées où passera l’homme libre pour construire une société meilleure. » Nous avons eu le privilège, nous les vieilles survivantes, de constater que les morts étaient vivants. Il s’agissait aussi, dans cette lutte du présent, de sauver les morts, qui étaient en danger. Jose Antonio Kast, le candidat pinochétiste, fasciste, pouvait gagner et ce qui s’est joué entre les deux tours, c’est la mémoire.

La mémoire est entrée dans la bataille politique, avec la certitude d’une connexion entre les souffrances, les inégalités, les injustices, la répression, l’impunité d’aujourd’hui, et ce moment de notre histoire, celui du coup d’état mais aussi celui de l’espoir, de l’expérience des années Allende.

Et les femmes, les jeunes, ceux qui appartiennent aux classes populaires ne voulaient pas de ce retour du mal. Leur soulèvement, leurs actions, tous leurs gestes accumulés ont ramené les morts, ont ouvert le tunnel du temps. C’est l’invention d’un langage où l’histoire, où les morts sont vivants. C’est comme ça qu’on peut gagner. Et on a gagné !