Books, mai 2022, par Baptiste Touverey
La Kolyma, vingt ans après
« Sera-t-il utile à quelqu’un, ce douloureux récit ? Son sujet n’est pas l’esprit vainqueur, mais l’esprit foulé aux pieds. Ce n’est pas l’affirmation de la vie et de la foi au sein même du malheur […], mais la désespérance et la déchéance. » Ainsi commence Souvenirs de la Kolyma, un recueil de textes écrits par Varlam Chalamov dans les années 1970, soit une vingtaine d’années après son retour des camps de la Kolyma. Ils sont postérieurs aux Récits de la Kolyma, rédigés entre 1954 et 1974, qui ont rendu l’écrivain soviétique mondialement célèbre. Chalamov a passé vingt ans dans les camps de travail. Arrêté en 1929 pour « activité contre-révolutionnaire trotskiste », il purgea une peine de trois ans au camp de Vichéra, dans l’Oural. Condamné une seconde fois en 1937, il fut envoyé dans la région de la Kolyma (extrême-nord-est de l’URSS) et n’en revint qu’en 1953, après la mort de Staline. Pour financer l’industrialisation, les autorités soviétiques avaient besoin d’or, rappelle l’écrivain Sergueï Lebedev sur le site culturel Colta. C’est dans le désert de glace de la Kolyma, où l’hiver dure neuf mois et les températures frôlent les – 50 °C, qu’elles avaient fondé en 1931 le Dalstroï, chargé de la construction des routes et de l’exploitation des mines d’or. En expansion permanente, ce réseau de camps atteignit à son apogée 2,3 millions de kilomètres carrés, un septième de l’URSS. « 800 000 personnes ont été envoyées à la Kolyma; entre 130 000 et 156 000 d’entre elles y sont mortes », précise le journaliste Sergueï Soloviev, l’un des fondateurs du portail Shalamov.ru. « Les récits de Chalamov, c’est l’exploit d’un homme qui a traversé l’enfer et qui l’a décrit. [L’écrivain] l’a retraversé et revécu encore et encore pendant les trente années qui lui ont été données de vivre à son retour de la Kolyma », commente le romancier Roman Sentchine sur le site God Literatury. La forme du récit choisie par Chalamov pour relater l’indicible est essentielle, note Lebedev : « Dans ce chaos d’agonisants solitaires, le roman aurait été un mensonge, un artifice littéraire. » Et de poursuivre : « Le Goulag [chez Chalamov] est l’espace de la mort et non pas celui de la vie, fut-elle infime, comme chez Soljenitsyne. » « Tout se fragmente, se désagrège, se divise en particules toujours plus infimes : morceaux, miettes, résidus, zestes – ô combien ce langage de la décomposition est parlant chez Chalamov ! Ce monde des fractions, où les gens diminuent au fur et à mesure que leurs corps rétrécissent et maigrissent. » Chalamov tenait à ce que ses Récits de la Kolyma soient lus par ses compatriotes. La première édition n’a toutefois été publiée qu’en 1989, sept ans après sa mort.