La Libre Belgique, 27 avril 2022, par Jacques Franck
Famine et déportation d’une jeune Ukrainienne
L’écrivain autrichien Josef Winkler a recueilli le récit d’une enfance dans un pays martyrisé.
L’Ukrainienne, dont la traduction française par Bernard Banoun vient de paraître, mais qui date de 1983, illustre le destin dramatique du peuple ukrainien au siècle dernier. Mais remontons à l’origine de l’ouvrage. En 1981, Josef Winkler, né en 1953, qui deviendra un des principaux écrivains autrichiens actuels, n’arrivait pas à travailler à son troisième roman à Vienne. Il décida de se retirer à Mooswald, village agricole de sa Carinthie natale. Il y trouva une chambre à louer dans une ferme de la famille Steiner. Il y passa un an, tantôt écrivant, tantôt donnant un coup de main à ses hôtes.
Mme Steiner évoquait volontiers son enfance en Ukraine et sa déportation par les Nazis en 1943, alors qu’elle n’avait que 14 ans, pour remplacer dans les fermes en Autriche les hommes mobilisés par la guerre. Fasciné par son récit, Josef Winkler lui demanda la permission de l’enregistrer, ce qu’elle lui accorda.
L’enregistrement devint un volume édité par la réputée maison Suhrkamp et publiée en feuilleton par le prestigieux Frankfurter Allgemeine Zeitung. Avec un résultat inattendu : « Soudain, cette femme très appréciée et sociable n’était plus la bienvenue dans les autres maisons et son mari, un ivrogne qui détestait les Russes, l’incriminait chaque jour parce qu’elle avait raconté son histoire et que figurait désormais noir sur blanc dans le journal qu’il était marié avec une Russe ! » (p. 9). Les choses finirent heureusement par s’apaiser.
D’atroces pratiques de cannibalisme
Ce que Nietotchka Vassilievna Iliachenko déroula devant Winkler, c’est son enfance dans un village non loin de Tcherkassy, dans une Ukraine qui faisait alors partie de l’URSS. Son père était revenu de la Grande Guerre amputé d’une jambe. Avec son épouse, il n’en avait pas moins réussi à gagner sa vie et à offrir à leurs deux filles une modeste maisonnette. Survint la terrible politique de collectivisation ordonnée par Staline pour favoriser l’industrialisation du pays. Jusqu’aux plus modestes paysans, animaux et instruments aratoires leur furent enlevés pour les contraindre à s’engager dans les fermes collectives. À la résistance désespérée de la population, les commissaires communistes répondirent par une impitoyable cruauté et des exécutions sommaires. Bientôt la famine provoqua quelque 4 millions de morts.
Elle engendra aussi d’atroces scènes de cannibalisme : « Ma mère nous racontait que, dans certains villages ukrainiens, les filles et les garçons étaient raflés, carrément abattus et mangés. C’étaient surtout les bouchers et les patrons de restaurant qui raflaient ou faisaient rafler les filles et les garçons, qui les tuaient et vendaient leur chair, soit rôtie en escalope, soit crue. Ils faisaient passer cela pour de la viande de cheval, car la viande de cheval a un goût très proche de celui de la chair humaine » (p. 120).
La petite Nietotchka, qui avait alors quatre ou cinq ans, et sa sœur survécurent grâce aux efforts de leurs parents pour leur trouver à manger, ne fût-ce que des racines. « Quand nous n’avions plus rien du tout, ma mère retournait au Dniepr quand il faisait noir, faisait un trou dans la glace et attendait que les poissons s’approchent pour trouver de l’oxygène, elle les capturait alors » (p. 113).
On ne sera pas surpris dès lors d’apprendre que le résultat de cette politique inhumaine fut la détestation du communisme : « Sous les tsars, les gens ne vivaient pas particulièrement bien, mais au moins on pouvait entreprendre, chacun pouvait travailler pour soi. » Ils auraient été contents de voir revenir les tsars !
Déportée par les nazis
Autre conséquence, dix ans plus tard : « Nous étions contents que les Allemands arrivent. Les Allemands étaient nos libérateurs. Les Allemands nous délivreraient des chefs du kolkhoze qui nous avaient tyrannisés sans interruption. » La déception ne tarda pas. La Wehrmacht n’était pas entrée en Ukraine pour la libérer des communistes mais pour prendre son pétrole et son blé, et pour mettre les Slaves au service de la race aryenne supérieure. Bientôt, Nietotchka et sa sœur aînée furent enfermées dans des wagons à bestiaux à destination de l’Autriche…
Ce récit de la jeunesse d’une modeste villageoise illustre les deux tragédies vécues par l’Ukraine avant celle qu’elle affronte aujourd’hui.