Études, mai 2022, par Anne Le Maître
De Macoder à Jabuti, il faut deux jours aux pèlerins pour rejoindre la vierge de bois polychrome mystérieusement apparue en 1801 à la lisière de la forêt primaire. Elle est dotée du pouvoir enviable d’exaucer les vœux, à condition que les suppliants les portent noués autour de leur cou sans lâcher ne serait-ce qu’une seconde la corde qui les mènera au sanctuaire. Chaque mois d’octobre s’ébranle une foule innombrable de dévots, l’espoir au cœur et la main solidement arrimée à la corde de chanvre. Dans leur gorge, à parts égales, des vociférations et des cantiques. Dans ce pays jamais nommé qui pourrait être le Brésil, pays d’« anomie gaie » et d’« inépuisable saccage », tout peut basculer à tout instant. La masse suante des corps pressés redouble la touffeur équatoriale. C’est d’abord d’une foule que Michel Jullien campe ici le portrait, d’une foule pétrie d’aspirations démesurées et de buts dérisoires, de la foule quand elle se fait pâte humaine incontrôlable, égarée dans son sens, presque animale et bien plus effrayante que n’importe quelle bête. Dans cette foule, Ezia, l’ethnologue, et Andrea, la lanceuse de poids, les deux filles d’un fabricant de filets à papillons. Deux jeunes femmes colossales, encombrées de leur chair, venues demander la guérison de leur mère, qui empoignent elles aussi la corde de tous les espoirs. L’écriture âpre et foisonnante de Jullien, saturée d’odeurs fortes, de cris, de crachats et d’ordure, se donne en phrases intenses qui brassent la boue et la poussière, l’odeur fade des fruits blets, la musique de bastringue, les invocations, les insultes et les nuages de mouches. Mais il a cette tendresse pour les deux filles au corps lourd, pour Andrea si belle et si solide dans sa masse de certitude, pour Ezia « perdue dans ses ravins intérieurs », suffoquée de doutes et d’amour pour sa sœur.