Les Lettres françaises, avril 2022, par Quentin Margne

La Supplication d’Hélène Laurain

Partout le feu d’Hélène Laurain est un poème composé en vers libres, autour de lieux alternatifs implantés dans un Nord-Est imaginé par Laetitia. La narratrice, la trentaine, s’engage pour ne plus tomber dans le déni de l’intérieur de cercles activistes qui luttent contre l’enfouissement de sarcophages contenant des déchets radioactifs.

Le titre Partout le feu évoque le présent et résonne avec ces incendies décimant chaque été aux quatre coins du monde d’importantes forêts, ou a fortiori aujourd’hui avec ces centrales nucléaires bombardées. Un décor inhabitable proche de Terminus radieux d’Antoine Volodine, avec en arrière-fond le danger imminent d’accident nucléaire. Or ici pas de morts-vivants, ni princesses, ni corbeaux, seul compte le souffle de la vie. Mais comment trouver la beauté, un sens à l’existence alors qu’être humain veut dire précisément détruire la vie ?

Pour ces militants, c’est l’adrénaline qui leur tient lieu de rempart contre le désarroi lié à la catastrophe écologique. Ces militants se heurtent à la gendarmerie en escaladant les grillages et les barbelées d’une centrale nucléaire armés d’une banderole. Ils sont embarqués manu militari dans des fourgons. Le style vaporeux, interstitiel d’Hélène Laurain s’oppose avec subtilité à une réalité concrète asphyxiante. « La dernière fusée est lancée par l’un ou l’autre / BOUM le saule pleureur / les épaules des policiers absorbent le choc sonore/en même temps / Ils dansent. » Des instants de convivialité, de fraternité réunissent Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé, autour du même désir de conjurer le sort tragique réservé à l’anthropocène. Les paroles extraites de tubes pop installées dans le texte à la manière de ready-made littéraire rythment le corps musical de Partout le feu : « just a little more love / just a little more peace / Is ail it takes / to leave the dream ». David Guetta côtoie les musiques planantes de John Cage, ou de Philip Glass.

L’écriture vitale presque animale d’Hélène Laurain déjoue la dépression structurelle engendrée par la machine productiviste « d’une vie consommée / de relations consommées / d’un travail consommé / et de deuil ». Partout le feu se focalise sur les plus infimes détails de l’existence, cultive l’émerveillement, le souci du minuscule en réponse à l’idolâtrie contemporaine du progrès, de la réussite individuelle, de la carrière, de l’accumulation de biens matériels et d’une quasi-religion du confort qui court à notre perte. Une écriture sans ponctuation dont l’absence d’intrigue et l’économie d’artifice renvoie à une forme d’urgence, à la nécessité de recueillir par des mots de papiers, des existences rurales, provinciales malmenées depuis de nombreuses années par une politique de globalisation.

Le documentaire Wild Plants, de Nicolas Humbert que Laetitia visionne de manière obsessionnelle est l’autre fil rouge de Partout le feu. Un documentaire émaillé de portraits d’individus agissant de manière infime, mais efficace contre la catastrophe annoncée. Ceux-ci montrent comment de petites graines parsemées ici et là dans les anfractuosités offertes par le bitume finissent par redessiner les contours d’une ville, en l’occurrence Zurich. Un documentaire qui sert d’apprentissage et de consolation à la narratrice : « les plantes pionnières ce sont des fleurs qui peuvent / qui peuvent germer / dans les fissures du béton / c’est une subculture / l’avant-garde des plantes/elles seront mes camarades / Elle qui provoquent le changement à partir de rien ».

Un premier roman de haute tenue où la forme et le contenu conjuguent présent et réflexion à l’intérieur d’une langue rythmée, parlée et versifiée. Partout le feu se cogne de plein fouet à la famille, à la maladie, au difficile métier d’être jeune, à la violence du monde contemporain. En contrepoint l’écriture d’Hélène Laurain sauve des instants de grâce humaine dans un style écopoétique, faisant siens les mots fameux de Tchékhov à ce propos « lorsque, pour un effet déterminé, on met en jeu le minimum de gestes, cela s’appelle la grâce… ».