Le Monde des livres, 13 mai 2022, par Nils C. Ahl

Quand ton ombre s’est levée

Amours grises et tragiques de Mujae et Eungyo : Cent ombres, de Hwang Jungeun, labyrinthique.

Une rencontre dans la forêt, une marche qui n’en finit pas, le jeu des ombres sous la pluie et la végétation à la tombée de la nuit : les premières pages du roman de Hwang Jungeun se feuillettent comme une scène de cinéma ou un tableau, au rythme de phrases courtes, presque chuchotées dans la pénombre. Mujae et Eungyo travaillent dans un marché d’électronique du centre-ville, chacun dans sa boutique. Sans que le lecteur sache bien comment et pourquoi, ils se croisent dans les bois, où Eungyo est aux prises avec son ombre, qui semble vouloir se « lever. Mujae met en garde la jeune femme contre les ombres et leurs velléités d’émancipation. Le jour s’évanouit, Mujae et Eungyo se sont perdus dans la forêt : on dirait un conte allemand ou français du dix-huitième siècle. Pourtant nous sommes en Corée du Sud, à une époque contemporaine.

Premier roman publié en 2010 (deux autres ont suivi) de Hwang Jungeun, née en 1976 et souvent récompensée pour ses nouvelles, Cent ombres est un curieux mélange d’influences à chercher d’ailleurs davantage du côté de L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl, d’Adelbert von Chamisso (1814) que d’Éloge de l’ombre, de Junichiro Tanizaki (1933). Car les histoires d’ombres de ce texte se présentent comme autant d’intrigues de récits fantastiques qui surgissent entre deux descriptions apparemment sobres et réalistes : morts étranges, événements inexpliqués, disparitions subites. Il n’y a que les morts qui n’ont pas d’ombre parce que leurs ombres se sont « levées », un jour, et qu’elles les ont entraînés avec elles. On pourrait dire qu’elles les ont quittés. À l’image de la sombre histoire du père de Mujae que ce dernier raconte à Eungyo lors de leur première rencontre : « Si vous voyez quelqu’un qui vous ressemble […], c’est forcément votre ombre, et quand votre ombre se lève, c’est terminé, les ombres sont implacables, on n’a pas d’autre choix que de les suivre. Le père a fini par devenir aussi pâle qu’un fantôme et il est mort. »

La suite du récit des amours grises et tragiques de Mujae et Eungyo se lit comme on se perd dans un labyrinthe. Allers-retours entre ville et nature, vie quotidienne et dimanches de la vie, ombres et lumières, les courts chapitres de Hwang Jungeun mêlent habilement rumeurs, légendes, confidences, ainsi que description méticuleuse des rencontres des deux jeunes gens. Eungyo narre le récit mais cède fréquemment la place à Mujae ou à d’autres personnages, laissant le lecteur se perdre lui aussi au fil des différentes intrigues en tiroirs (une autre habitude classique du fantastique revivifiée).

Le dédale de la mémoire

Le labyrinthe du roman se déchiffre en écho aux labyrinthes de la forêt et du marché d’électronique que la ville menace de détruire et qu’elle compare à un bidonville. Mais il rappelle aussi le dédale de la mémoire, la société qui change et qui oublie. Le marché d’électronique représente la Corée d’hier, avec ses habitudes (notamment alimentaires et sociales) et ses fonctionnements. Les ombres qui se lèvent soulignent le passage des générations, la venue de ces « gens qui prétendent vivre comme ça, sans rien devoir à personne ».

Au fil du roman, le lecteur ne sait plus si les ombres de Hwang Jungeun brillent par leur fourberie, comme chez Chamisso, ou par une sorte de froideur ironique et funèbre. On repense alors à l’essai de Tanizaki, qui prenait le parti de l’ombre, de la patine japonaise par opposition aux lumières, à la netteté occidentale. On l’avait pensé sans rapport avec Cent ombres. Pourtant, le livre sonne parfois comme la révolte de ces dernières, comme l’oraison ultime d’une culture (populaire), d’un monde d’hier en train de s’effacer, de perdre en consistance. Un monde aux contours flous comme une ombre ou un fantôme. Sans surprise, le récit progresse telle une descente aux enfers. Le dernier voyage des amoureux en reprendra les codes et les symboles, pour un finale d’une très belle simplicité qui laisse le lecteur à ses questionnements. Pas de morale, pas de résolution, le mystère reste entier. Seuls demeurent les derniers mots, la dernière marche de Mujae et Eungyo, leur joie d’être ensemble et leur mélancolie : leurs ombres se sont levées.