Discours de réception du prix Naissance d’une œuvre, 12 mai 2022
Je veux d’abord évoquer le décor dans lequel nous nous trouvons et où se sont déroulées pour moi de grandes pages déjà anciennes. Je n’y étais pas revenu depuis douze ans, c’est dire l’émotion très particulière que je ressens. Il y a non loin dans le paysage l’aiguille de Bionnassay, les Miages, l’arête et le dôme du Goûter sur la route menant au bonnet du mont Blanc. Je connais ces endroits pour les avoir parcourus en tous sens pendant vingt ans, alors que je n’écrivais pas, trop occupé d’alpinisme. Après une centaine de sommets gravis dans le massif du Mont-Blanc, j’ai cessé de grimper de mon propre mouvement sans m’être demandé comment occuper le temps capital. J’ai pensé apprendre le latin mais non, l’alpinisme c’est librement coulé dans l’écriture, une autre montagne.
Vingt ans de montagne, douze ans d’écriture qui se soldent par une distinction insigne : la remise d’un prix pour la parution d’Andrea de dos. Le nom de ce prix m’interloque : Naissance d’une œuvre. Je l’ai dit, ce prix m’apparaît comme un véritable prisme. À la fois il récompense un cinquième ou sixième roman, ce qui suppose un avant, mais il recèle encore ce mot de naissance, c’est-à-dire qu’à son fondement il implique la notion de continuation, de suite, de prolongement. C’est pour un écrivain le plus bel hommage mêlé à la plus haute marque de confiance : qu’un prix soit décerné à son œuvre passée autant qu’il récompense son devenir. Dit autrement, ce prix à la croisée des chemins d’une œuvre en appelle à la confiance, aux convictions que certains vous prêtent. Il peut donc, imaginez-le, me plonger dans une heureuse inquiétude, celle de ne pas vous décevoir.
Encore un retour à la montagne : l’une des expériences les plus fortes à mes yeux lorsqu’on s’engage sur une voie redressée, ardue, interminable, c’est celle d’un moment très particulier, un moment de bascule psychique quand, tout à coup, une voix vous dit que l’ascension se terminera par le haut. Cette sensation est aussi vraie d’un livre : passé le doute, la farouche méfiance des faiblesses et les inlassables reprises, arrive l’instant saisissant où vous concevez que le roman entrepris ira en effet jusqu’à son terme. Lorsque je dis prisme avec « Naissance d’une œuvre », c’est que vous me permettez encore de connaître ce moment unique : mesurer ce qu’on a déjà fait, se voir récompenser d’une promesse de perpétuation, d’une force supplémentaire d’engagement. En montagne, on est bien seul à l’éprouver, aujourd’hui je la partage avec vous.
Figurez-vous que je tiens beaucoup à la littérature, surtout en ces temps. Je la regarde par nécessité comme un instrument de recherche et de renouveau, certainement pas comme un instrument de répétition. Je reviens souvent à cette phrase de Paul Valéry que j’aime à citer. Elle est à la fois limpide et complexe, elle sonne comme un constat et une mise en garde. Valéry dit dans ses Cahiers : « Deux littératures. L’une dit ce que chacun sait et le veut décrire, l’autre essaie de me parler de ce que j’ignore. » Il y aurait donc deux littératures. Une littérature qui dit, l’autre qui essaie. J’en suis là et je préfère cette place : essayer. Et puis Paul Valéry fait intervenir un mot dont le sens résonne pour moi aujourd’hui de manière vertigineuse : ignorer. Ignorer c’est-à-dire, ne pas connaître et vouloir le découvrir par la littérature, mais ignorer dans son autre sens qui frappe notre époque : faire foi de se détourner, ne pas y prétendre, afficher sa désaffection pour le livre.
La montagne, encore elle. Elle m’a montré ô combien était précieuse la notion d’engagement et d’indépendance. Cette faculté d’affranchissement, je l’ai retrouvée ensuite dans l’exercice de la littérature, pour ma propre liberté mais pas seulement, chez tous ceux qui concourent à la valorisation du livre et de la lecture.
Indépendance et engagement de bien des librairies dont je salue la pugnacité, la franchise et la persévérance.
Indépendance et engagement des éditeurs avec au premier chef les éditions Verdier chez qui j’ai le privilège d’être publié. On n’escalade pas seul, je fais cordée avec Colette Olive, Michèle Planel et ceux de leur équipe. Vous connaissez leurs couvertures, elles sont ensoleillées comme des faces sud.
Libraires, éditeurs et, je l’apprends aujourd’hui avec vous, indépendance et engagement d’un jury, c’est-à-dire un regroupement de lecteurs qui a imaginé un prix, Naissance d’une œuvre, lequel repose dans son essence sur une pleine volonté d’autonomie, sur une entière liberté d’appréciation et sur une approche émancipée de toute contingence. C’est pourquoi je tiens à remercier au-delà de toute bienséance Vincent Gombault et Ingmar Vallano, mécènes de ce prix, mais encore Anouck Aubert, Frédéric Dexmier, Sylvain Fort, Denis Grozdanovitch, Marie Llobères, Catriona Seth. Et puisque l’ordre alphabétique a le bon génie de la placer en exergue, ma gratitude va encore à Laurence Viénot, qui est au fondement des rencontres « Auteur et liseurs », qui n’a de cesse de faire partager son attachement aux lettres et pour qui j’éprouve une particulière affection. Elle le sait.
Une dernière chose : mon vœu le plus cher pour ce prix (et ce faisant je pose ma main sur la corde), c’est qu’il se prolonge lui aussi dans le temps, qu’il s’ancre : naissance d’un prix. Mais alors mettez-vous à ma place : j’en aurais été le premier lauréat et pour toujours. Cette place est inestimable.
Michel Jullien