Jean-Louis Comolli est mort hier matin.
Je dirai l’ami qu’il était, laissant à d’autres la joie de parler de ses nombreux livres, de ses trois beaux et rares films de fiction (La Cecilia, L’Ombre rouge, Balles perdues), de son imposant ensemble documentaire, assez vaste pour voguer de la suite marseillaise au Concerto pour clarinette de Mozart, de la profanation du cimetière juif de Carpentras au Samuel Fuller du Débarquement en Normandie.
J’ai fait sa connaissance à Alger en 1958, au milieu et au plus fort de la guerre d’Algérie, au moment du retour au pouvoir du général de Gaulle, à l’aube d’une Ve République aujourd’hui fatiguée de ses soixante années de règne. Si la notion de coup de foudre amical a un sens, je dirai que notre rencontre sur les marches de la faculté de médecine a eu lieu sous ce signe. Après notre dîner dans un petit restaurant du port d’Alger, nous savions tout l’un de l’autre. C’est-à-dire rien sur nos familles, nos origines, notre provenance mais, au terme d’une longue délibération, l’accord conclu sur l’indéniable supériorité – entre les deux derniers films américains de Fritz Lang – de La Cinquième Victime sur L’Invraisemblable Vérité.
Il y a eu ensuite nos premières armes au ciné-club d’Alger dirigé par le majestueux Barthélemy Amengual, la France, la fréquentation de la cinémathèque de la rue d’Ulm, les rencontres prestigieuses, l’entrée et les longues années passées aux Cahiers du cinéma. Des émerveillements, des alliances, des conflits, des dérives et des délires, mais toujours au fil des temps la joie de cette vie. Jean-Louis et moi avons connu de longs éloignements sans rupture et sans perte de vue, des colères violentes et des fâcheries mais sans lendemain, comme ces deux amis de L’Éducation sentimentale, « réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s’aimer ».
Jean-Louis était l’ami le plus fidèle, le plus loyal, le plus affectueux, enveloppant d’une façon que je dirai renoirienne. L’hôte, le compagnon, le commensal de rêve, la générosité discrète. Il était réputé pour ses choix de restaurant et sa commande d’une dernière bouteille au moment où les desserts arrivaient. Ouvert à toutes les propositions, disponible à tous les projets, accueillant à toutes les sollicitations. Nous, ses amis des Cahiers, le moquions parfois gentiment en répétant, mais sans son rire inimitable, une de ses phrases favorites : « Je suis très pour. » Elle était devenue pour nous aussi importante que le « oui » final obstiné de Molly Bloom dans Ulysse.
À côté de cela ou en même temps, acharné au travail, sans répit ni repos, toujours sur le métier, passant d’un texte à un autre, d’une écriture de scénario à la réalisation d’un film, infatigable force de la culture que rien ne décourageait. Comparé à lui, je me suis toujours trouvé paresseux, indolent, distrait. Je ne crois pas l’avoir jamais entendu prononcer le mot de « vacances », sauf quand il le mettait au singulier pour se réjouir – en irréductible anarchiste romantique qu’il était – de quelque vacance du pouvoir ici ou ailleurs. Pendant des années, il a été le dispensateur en ligne d’une revue de presse qu’on sentait composée avec délectation, aux articles qu’il m’est arrivé parfois de trouver discutables ou choquants, mais toujours passionnante. Il a mené cette entreprise jusqu’à l’épuisement de ses forces, et ses derniers envois en forme de pause, de retrait ou d’adieu, restent déchirants. Mardi soir dernier, au téléphone, nous avions projeté de nous voir la semaine prochaine. Il venait d’ajouter, m’a-t-il dit, le mot « FIN » à un texte d’une centaine de pages.
Jean Narboni
[Lettre publiée le 20 mai 2022 sur la page Facebook des éditions Capricci.]