Libération, 29 mai 2022, par Rico Rizzitelli

Carmen Castillo, flamme politique chilienne

Deux récits de ses années de lutte et d’exil sous l’ère Pinochet.

Dans ce rade toulousain, à quelques mètres de la Cinémathèque, Carmen Castillo étire ses phrases avant de s’octroyer de longues pauses, comme en apnée. L’ex-militante du MIR (le Mouvement de la gauche révolutionnaire au Chili), devenue documentariste, est venue présenter fin mars la réédition de deux brefs récits, Un jour d’octobre à Santiago (1980) et Ligne de fuite (1988), à l’occasion de Cinélatino, le festival consacré aux cinématographies d’Amérique centrale et du Sud. Pour l’instant, elle esquive les questions, préférant s’attarder sur les perspectives qui s’offrent à son pays après l’élection en décembre de Gabriel Boric (trente-six ans), l’ancienne figure du mouvement étudiant de 2011. « Sa victoire ouvre le champ des possibles, une façon de gouverner différente. Il appartient à une génération issue des révoltes sociales. Elle connaît l’histoire. Boric aime la poésie et n’a aucun problème à le dire. Il n’a pas l’arrogance d’un technocrate. Il n’hésite pas à dire : “Je ne pourrai pas faire plus que quelques réformes et il faudra négocier avec le Parlement.” Il y en a à gauche qui pensent qu’il ne pourra rien faire. » Dans l’année, le Chili se prononcera sur la nouvelle Constitution initiée par le gouvernement précédent sous la pression de la rue. « La victoire de Gabriel Boric donne une véritable chance au fonctionnement de la commission des délégués, issus de tous les milieux, qui écrivent la nouvelle Constitution, assure Carmen Castillo. La droite attaque la Constituante, les médias aussi. La symbolique est d’importance. La mémoire des vaincus a été un enjeu politique fondamental. Ça politise, ça permet de libérer la langue, de faire circuler les énergies. La politique, pour moi, c’est tout ce qui confronte l’impossible. »

Narguer la mort

Au fond, la parole et la politique auront irrigué l’existence de cette ancienne chercheuse et prof d’histoire de l’université de Santiago, entraînée dans le militantisme par Beatriz Allende, la fille du président socialiste (1970-1973), en pleine adolescence. Elle adhère au MIR au milieu des années soixante, donne un coup de main à la guérilla bolivienne et s’immerge dans l’ébullition qui agite son pays. Bientôt, les socialistes investissent le palais de la Moneda. « Pendant cette période, des artistes, des intellectuels, des journalistes arrivaient de partout. Ce fut un feu d’artifice culturel, de rencontres. On savait que la bourgeoisie n’allait pas laisser Allende gouverner. Ils s’y sont préparés tout de suite », dit-elle.

De fait, la parenthèse enchantée ne durera pas trois ans. Après le putsch du 11 septembre 1973, et le suicide de Salvador Allende, le MIR, longtemps soutien critique mais loyal du gouvernement socialiste, bascule dans la lutte armée. Carmen Castillo vit alors avec Miguel Enríquez, secrétaire général du mouvement. Dans Un jour d’octobre à Santiago, un récit structuré autour de trois lieux, elle décrit avec un soin inouï (pictural, sensoriel, olfactif) la vie au quotidien avec leurs deux filles de cinq ans, nées d’unions précédentes, dans la clandestinité. S’inventer une « légende » plausible pour tenir les voisins à distance, décorer la maison en conséquence, briefer les enfants, dissimuler les livres compromettants sous des couvertures anodines (Lénine caché sous celle des Misérables), mais aussi faire des enfants pour narguer la mort qui rôde. « Le danger subsistait, poursuit-elle. Agent de liaison, je sortais, tout était rigoureux, tendu. Dans mon cas, la clandestinité, c’était la vigueur, les forces vives à tel point que je suis tombée enceinte. Ce n’était pas mou, tremblotant. Tant qu’on était dans la maison, la vie était éruptive, pleine de reliefs. Les services secrets et l’appareil répressif de la Dina [la police politique chilienne de 1974 à 1977] accumulaient les informations qu’ils arrachaient sous la torture. » Le 5 octobre 1974, les militaires, qui veulent éradiquer le « cancer marxiste », donnent l’assaut à la maison du 725 de la rue Santa Fe. Miguel Enríquez est abattu, Carmen Castillo, grièvement blessée, est conduite en prison, puis à l’hôpital. Plus loin, elle évoque la maison José Domingo Cañas, antre des supplices, où les nervis du régime torturent les opposants pour qu’ils balancent leurs camarades. Insoutenable. Par la grâce de l’influence internationale, elle bénéficie de l’asile politique en Angleterre deux mois plus tard, avant de perdre son fils en février 1975 des suites de ses blessures.

Bien vite, elle migre à Paris, rue Claude-Bernard, dernier volet du livre. Il s’agit de se reconstruire. « J’ai écrit pour mes amis de l’époque. Ils n’étaient pas des héros mais des gens comme tout le monde. L’amour, la fraternité, la tendresse nous rendaient forts. À la maison de torture José Domingo Cañas, il y avait comme une communication secrète, ces corps qui se touchaient, se souvenaient. On voulait aller à l’encontre du culte de la mort et du sacrifice ; éviter que la logique des tortionnaires s’infiltre dans les collectifs. On n’oublie pas. Les blessures féroces sont là, des vides, parfois des marques, mais ce qui est inoubliable, ce sont les moments qui ouvrent des bifurcations. »

Spectres et ressentiments

Ligne de fuite narre son premier retour au pays, treize ans après, autorisé par la junte pour quinze jours, alors que son père est malade. Carmen Castillo ne s’y épargne pas. Elle y raconte les « spectres » qui peuplent son voyage, la rencontre de « gens qui disent ne rien savoir de la répression » et les ressentiments qu’elle provoque. Ceux de ses amies qui lui reprochent de les avoir oubliées ou trahies et ceux d’une mère d’un ex-militant du MIR, tué à ses vingt ans (« Tu t’en souviens salope ? Tu sais comment tu l’as envoyé à la mort ? »). Au fond, son double statut de survivante et d’exilée l’a éloigné des autres. « L’interdiction de retour, c’est ça l’exil. Pas quand on part. Il y a autant d’exils que d’exilés. Dire à mes amis au Chili que j’aime mon exil leur est incompréhensible, ils me le font savoir. Pour comprendre, il faut l’être. Je ne souhaite à personne de dire ça. Cette sidération, cette perte. »