Le Monde, 28 mai 2022, par Philippe-Jean Catinchi

La mort d’Hugo Marsan, écrivain et ancien critique littéraire au Monde des livres

Journaliste, il avait participé à l’aventure du magazine homosexuel Le Gai Pied avant de rejoindre le supplément littéraire du Monde. Auteur du Corps du soldat, beau récit sur la guerre d’Algérie, il est décédé le 18 mai, à l’âge de quatre-vingt-huit ans.

Originaire de Dax, Daniel Dutilh – il adoptera plus tard pour nom de plume le patronyme de sa mère, Denise – naît le 22 avril 1934, à l’étage d’une petite gare, aux confins de la ville. Un lieu insolite dont il se plaira à imaginer qu’il y a gagné son goût du mouvement : « J’ai toujours eu une part de moi ailleurs », reconnaissait celui qui déménagea, le temps de sa vie parisienne, trente-deux fois. Daniel Dutilh rend surtout hommage à sa grand-mère maternelle, une femme dont l’autorité et l’engagement le marquent durablement. « Cheffesse de gare », comme elle le revendiquait, elle logeait dans la maisonnette liée à sa fonction et y demeura quand la ligne ferroviaire ne la desservit plus, sur le parcours d’autres convois, puisque la gare qui jouxtait le cimetière y servait souvent d’étape aux familles en deuil.

Enfant, le petit Daniel, épiant les conversations, y percevait les échos des secrets et des drames d’une société provinciale, en en devinant la profondeur. Il fait son miel des enseignements d’une grand-mère hors normes, grande lectrice et passionnée d’histoire comme de politique, dont il tiendra la conviction de l’égalité totale entre les sexes et de la souveraine capacité d’analyse des femmes.

S’il fréquente l’école primaire, puis le collège de Peyrehorade, dans les Landes, c’est à Dax qu’Hugo Marsan vit ses années de lycée, là qu’il intègre l’école normale des instituteurs. L’essentiel de son adolescence ne se joue toutefois pas sur le champ scolaire, mais dans les livres. Enfant malade, il n’a trouvé, qu’en s’abîmant dans la lecture, de quoi le rassurer, donner à sa vie l’ampleur dont il rêve et qu’il n’ose espérer. « J’étais très solitaire, et les grandes satisfactions me venaient de l’imaginaire », confiera-t-il au terme d’un parcours d’écrivain qu’il n’amorce pas encore – ni poèmes ni lettres ni nouvelles –, quand il n’est qu’« un lecteur purement émotif », préoccupé par sa vie affective et amoureuse.

Au sortir de l’école normale supérieure de l’enseignement technique (Enset) de Lyon, il se destine à l’enseignement des lettres modernes et, après un premier poste dans un village de Seine-et-Oise, s’établit à Paris. Il est nommé au collège Marx-Dormoy (1958-1980), sitôt libéré de ses obligations militaires qui l’ont conduit en Algérie en pleine guerre d’indépendance. Sous-lieutenant, il est chef de poste dans le djebel, ce qu’il n’évoquera que bien plus tard, dans le temps de la fiction, livrant là son plus beau récit (Le Corps du soldat, Verdier, 1993).

Analyse du vécu homosexuel

Lecteur obstiné toujours, le jeune enseignant déprime, convaincu qu’il ne connaîtra jamais le bonheur (« ce n’est rien d’autre qu’un mot qui circule dans les romans et qui s’effrite au contact de la réalité »), lorsque survient l’annonce d’un concours de nouvelles, organisé par la revue homophile Arcadie.

Hugo Marsan, qui n’a jusque-là signé que de rares recensions littéraires dans la revue Le Temps de lire, boucle son texte à la dernière minute et l’emporte à la quasi-unanimité du jury (1976). Cette publication le libère. Deux romans suivent : L’Arbre mémoire et La Mise amour (L’Athanor, 1978 et 1980). C’est alors que le nouvel écrivain rencontre Jean Le Bitoux (1948-2010), militant de la cause homosexuelle, qui vient de participer à la création du magazine Le Gai Pied (avril 1979) et qui l’invite à rejoindre la jeune équipe.

Des pages littéraires au comité de rédaction, de la codirection avec Frank Arnal à la rédaction en chef, Hugo Marsan va désormais partager, jusqu’à son terme (octobre 1992), l’histoire de ce périodique dont le retentissement gagne tout au long de la décennie.

Marsan cesse donc d’enseigner. Il s’engage toujours plus, et son essai Un homme, un homme (Autrement, 1983), entrecroisant témoignages et analyses du vécu homosexuel, en fait un interlocuteur idéal pour les médias. D’où sa présence, en 1984, sur le plateau du second « Dossiers de l’écran » consacré à l’homosexualité, sans prêtres ni médecins comme lors de l’édition de 1975. Avec La Vie blessée. Le sida, l’ère du soupçon (Maren Sell, 1989), compagnon des douleurs causées par la maladie, Hugo Marsan propose, avec un tact constant, un appel à la solidarité, singulièrement à rebours de l’opprobre social.

Au sein de l’équipe du Gai Pied, Hugo Marsan assume un rôle de coordinateur, veillant à la qualité des contributions et à leur diversité, échappant à tout sectarisme et à toute compromission commerciale. Mais si le journaliste s’affiche, l’homme de lettres ne s’efface pas. En marge de sa collaboration à Masques, « revue des homosexualités », il partage l’aventure de la revue Nouvelles Nouvelles et soutient Jean Ristat quand le poète veut faire revivre les Lettres françaises.

Défenseur de la forme romanesque

Dès 1992, il devient un collaborateur régulier du Monde des livres. D’une curiosité aiguë, soucieux de défendre une littérature sincère et exigeante, tant française qu’étrangère, il s’y fait le défenseur de la forme romanesque. C’est du reste ce qui fait la marque de ses propres romans, où s’affirme sa passion de la fiction.

Chez Zulma, au Rocher, le plus souvent chez Verdier (Le Balcon d’Angelo, 1991 et Le Corps du soldat, 1993), puis au Mercure de France (Les Absents, 1995, Le Désir fantôme, 1999, La Gare des faux départs, 2002, Véréna et les hommes, 2004, Abel, 2007, L’Assassin improbable, 2009), les romans d’Hugo Marsan interrogent l’ambiguïté, la circulation du désir, sans simplisme ni caricature. La douleur ou la mélancolie sous-jacente n’y favorisent aucun pathos, mais le partage d’une émotion vraie, sans fard. Des méandres de l’existence, il s’attache aux zones d’ombre, au souvenir ou à la mémoire, en ce qu’ils recèlent sans oser le dévoiler.

Le temps et ses affres, séparation, maladie, vieillissement, hantent les textes d’Hugo Marsan, moins pour inquiéter que pour contraindre le regard à ne pas se dérober, à affronter les abîmes de l’âme humaine. Sa lucidité froide n’a rien de sévère toutefois : elle oblige, mais accompagne le lecteur. Celui qui déclarait « la fiction est dangereuse, elle pointe du doigt les vérités souterraines. Elle décolle les masques » nous avertit, mais ne nous abandonne jamais.

Amoureux de la forme courte, d’un défi exigeant à l’extrême, il doit à son recueil de nouvelles Place du bonheur (Mercure de France, 2001) sa seule distinction littéraire, le prix Renaissance de la nouvelle 2002. Presque une espièglerie, vu le titre de l’ouvrage.