Études, juin 2022, par Mazarine Pingeot
Pandémie et « gilets jaunes » voilà deux phénomènes qui, de prime abord, ne sauraient être reliés, si ce n’est que l’un a en quelque sorte signé la fin de l’autre – momentanément du moins. Pourtant le philosophe Jean-Claude Milner les relie en mettant au jour une structure commune et inversée, que l’on pourrait ainsi désigner : des droits sans pouvoir et des pouvoirs sans droit. Or la démocratie moderne repose sur le principe de réversibilité entre les pouvoirs et les droits. Prenons le droit de vote : dans la mesure où il définit le citoyen, le pouvoir politique s’accomplit par l’exercice de ce droit. Le droit de vote serait vide si, une fois exercé, il n’entraînait d’effet tangible. Inversement le citoyen n’a effectivement part au pouvoir politique que s’il dispose de ce droit. Il en va de même pour tous les droits subjectifs : « Est droit, ce qui garantit un pouvoir ; est pouvoir, ce qui est garanti par un droit et cela, qu’il s’agisse de la citoyenneté ou de l’humanité. » Or la pandémie et le mouvement des « gilets jaunes » annonceraient tous les deux la fin de cette réversibilité entre droits et pouvoirs. Si le confinement a été la traduction des droits sans pouvoir, le mouvement des « gilets jaunes » à l’inverse revendiquerait des pouvoirs sans droit. La souveraineté qu’il s’octroie ne serait donc pas celle du peuple, mais d’un collectif aux liens fragiles. Et l’auteur de rappeler le troisième article de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple […]. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. » Il montre ainsi qu’une majorité autoproclamée signe en réalité la destitution du peuple. L’analyse au scalpel – comme toujours, chez Milner – est radicale : qu’on la partage ou non, elle mérite d’être lue. Elle éclaire la brillante leçon qu’il a donnée à la Sorbonne, le 5 avril 2022, à l’issue de laquelle s’est tenue une disputatio organisée par la revue Études, qui redonne foi dans le débat démocratique.