Sciences humaines, juin 2020, par Gérald Gaillard

Toutes les libertés ne se valent pas

Le linguiste Jean-Claude Milner est notamment l’auteur d’un De l’école (1975), bréviaire de certains enseignants, et des Noms indistincts (1983), l’une des meilleures introductions à l’œuvre de Jacques Lacan. Il analyse encore Harry Potter (2014) et dialogue avec Alain Badiou (2012), Jacques-Alain Miller (2004), Slavoj Zizek (2018) ou Philippe Petit (2017). Entre 2017et 2022, les Gilets jaunes et les antivax occupent la scène du politique qu’il résume ici par les concepts de peuple, démocratie, souveraineté, pouvoir, liberté. Depuis 1789, cette dernière consiste à « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

Or, les Gilets jaunes naissent du « droit de continuer à rouler de manière à risquer sa vie et celle des autres » quand les antivax revendiquent « celui de se contaminer soi-même et autrui ». Dans les deux cas, le « moi » prime sur la multiplicité et montre une « indifférence à autrui » (dont les conduites baptisées « incivilités » seraient la version minimale). Les Gilets jaunes protestèrent contre le prix des carburants, la vie chère, les inégalités, les élites, et finalement Emmanuel Macron. Selon J.-C. Milner, ils visaient la fonction et, à travers elle, le suffrage universel et la souveraineté du peuple. En démocratie parlementaire, celui-ci s’identifie au corps électoral, et lorsque le vote est au centre du politique, sa souveraineté ne brille que pour s’éclipser. La République équilibre une souveraineté majoritaire issue du vote en appliquant un droit qui refuse de sacraliser le nombre. C’est contre ce droit républicain que Gilets jaunes et antivax clament « nous sommes la majorité » en rêvant de substituer à l’entité « peuple » une forme de sociabilité faite d’une agrégation de moi(s) égocentrés, et un individu dit « sociétal ». Abandonné aux forces aveugles des marchés, selon l’auteur, il ne résistera pas aux « séductions du premier démagogue venu ». Pour l’auteur sont coupables les corps intermédiaires (hauts gradés de l’administration, du journalisme, de l’armée, de la police, de la justice, des confédérations syndicales, etc.). Usant de ce « bras armé » qu’est le pouvoir administratif, cette oligarchie multiplie les entraves au sein de la société avec pour ambition la destitution du peuple. Or, l’individu sociétal qui revendique le pouvoir sans le droit ne distingue pas ces entraves des limites où s’affirme, au contraire, la liberté démocratique. Un livre amenant à penser mais parce que s’arrêtant au constat, reste en deçà des problèmes qu’il soulève.