Marianne, 11 juin 2022, entretien réalisé par Philippe Petit

Droit européen : « La souveraineté du peuple continuera d’être menacée », estime Jean-Claude Milner

Dans un court essai incisif, La Destitution du peuple, le linguiste et philosophe s’inquiète de la montée du communautarisme et du regain de la tradition protestataire, aux dépens de la souveraineté politique.

Marianne : Avec le recul, quel bilan tirez-vous de la campagne présidentielle et de son résultat ?

Jean-Claude Milner : Emmanuel Macron a réussi deux réconciliations : l’une entre notables de droite et notables de gauche, l’autre entre l’ensemble des notables et une bonne partie de la bourgeoisie de compétence (entrepreneurs, cadres, diplômés divers, retraités issus de ces couches). Sauf que, pour mener à bien l’opération, il lui faut en parler le moins possible. Un nombre important d’électeurs se sentent exclus de cette réussite. Suivant les cas, ils vont vers la droite ou vers la gauche. Si l’on ajoute les abstentions, on obtient un large front du refus.

Mais le refus n’a pas d’existence en politique. Pour dissimuler ce manque, les tenants du refus devaient parler beaucoup. Silence chez Macron, verbiage chez ses concurrents, la campagne n’a pas eu lieu. Cependant, loin de délégitimer le résultat, cette situation a permis qu’il ne résulte pas d’affiches ou de slogans : de quelque manière qu’ils aient voté ou non, les électeurs ont choisi pour des raisons de fond.

Dans votre livre, vous distinguez la souveraineté du peuple et la souveraineté du collectif. Cette dernière serait à vos yeux prédominante. Qu’entendez-vous précisément par cette expression ?

Quand on parle de la souveraineté du peuple, le « peuple » dénomme une entité strictement politique ; sa composition sociologique n’importe pas. Importent encore moins les traits qui distinguent les individualités. Le collectif, au contraire, suppose un rassemblement, au sein duquel chaque individualité et chaque groupe affirment leurs traits. Le contraste remonte à la Révolution française. Chez les théoriciens qui la combattaient – l’Anglais Edmund Burke, par exemple –, tout dépendait de l’axiome : le peuple n’existe pas ; n’existent que des collectifs.

Aujourd’hui, cette opinion l’a emporté ?

À supposer que l’on évoque encore la souveraineté du peuple, on juge indispensable de sauver les apparences du concret, en invoquant des collectifs : les femmes, les banlieues, les classes moyennes, etc. La liste ne cesse de s’allonger, tandis que, à chaque soubresaut médiatique, tel collectif donné revendique la primauté. Élevé au rang de souverain, il fait oublier tous les autres, mais il fait également oublier ce qui le rendait lui-même légitime. Simultanément, le peuple, entité politique, s’est effacé au profit d’un concret socio-sociétal, si totalisant qu’il brouille son propre contenu. Ni politique ni société : le bénéfice est mince.

De quel œil regardez-vous la recomposition de la gauche ?

Étant donné le mode de scrutin, la gauche ne peut exister que si elle s’abandonne, sans vouloir se l’avouer, à la mystique du chef. Elle vient de franchir le pas. Comme en 1981 et, plus encore, en 1988. Cette condition, nécessaire, sera-t-elle suffisante aux législatives ? Le chef mystique semble en être convaincu. Il a des adeptes. C’est déjà beaucoup, mais, dans l’ordre politique, la mystique ne mène à rien.

L’affaiblissement de la république représentative, la crise de la démocratie, la montée du communautarisme, etc., sont presque devenus des lieux communs. Où se situerait, selon vous, la menace principale ?

Vous avez cité des effets, mais la cause se situe ailleurs. Elle concerne la liberté. De plus en plus, les individus et les groupes identifient celle-ci au pouvoir de nuire à autrui. Ce n’est pas encore la guerre de tous contre tous, mais d’ores et déjà la rancune de tous contre tous.

Vous craignez une remise en cause de la forme républicaine de gouvernement. Seriez- vous partisan de réformer ou de changer la Constitution de la Ve République ?

La Constitution a déjà été profondément modifiée. Je ne vois pas, en tout cas, ce que l’on gagnerait à réduire davantage les pouvoirs de la présidence, seul vestige un peu solide de l’indépendance nationale. En vérité, une seule question mériterait d’être posée : la souveraineté du peuple est-elle compatible avec la supériorité du droit communautaire sur les lois et décrets nationaux ? Mais ceux qui rejettent cette supériorité manifestent aussi qu’ils ignorent la souveraineté du peuple. Au vu d’une telle contradiction, le débat est clos d’emblée. La souveraineté du peuple continuera donc d’être menacée ; il faut le savoir pour ne pas baisser la garde.

On ne sait plus très bien ce que veut dire « peuple » aujourd’hui. Encore moins ce que recouvre la « souveraineté populaire ». D’où la prégnance de l’usage de l’expression de « classes populaires ». Comme si le niveau de vie était le garant de notre appartenance au peuple.

Quand on parle de la souveraineté du peuple, le mot « peuple » désigne le « tous » démocratique. Mais quand on oppose le peuple aux élites, il ne s’agit plus de tous, mais d’une partie. Comment définir celle-ci ? La réponse peut varier, mais elle suppose toujours une relation d’inégalité dont le peuple est victime et dont il désire s’affranchir. Dans son premier emploi, le peuple désigne une entité strictement politique où tous sont égaux en droits et en pouvoirs ; dans le second, il désigne un des deux pôles de l’inégalité sociale. Oscillations entre tout et partie, oscillations entre politique et social, je tiens qu’il est possible de les maîtriser.

Quelle distinction faites-vous entre « social » et « sociétal » ?

Le social part de l’inégalité, puis définit les groupes sociaux en fonction de cette relation. Le sociétal part des groupes sociaux, sans nécessairement souligner leur inégalité. L’affirmation sociétale tend à se réduire à une affirmation d’existence. Or la citoyenneté ne saurait s’arrêter là ; à l’existence brute elle ajoute des droits et des pouvoirs.

Les défilés des Gilets jaunes se résumaient ainsi à une pure et simple présence : « Nous sommes là. » La thématique de l’inégalité sociale s’y est invitée à retardement ; très vite, les black blocs l’ont d’ailleurs rendue inaudible.

L’invasion russe en Ukraine vous a-t-elle surpris ? Cette guerre peut-elle selon vous redonner sens et vigueur au projet européen ?

Aucune surprise quant à l’invasion elle-même. Mais je ne pensais pas qu’elle se produirait ce printemps. Quant au projet européen, si, par là, vous entendez l’Europe des Vingt-Sept, comment une guerre pourrait-elle lui redonner de la vigueur, puisque tout le projet repose sur la paix ? Pour le moment, cette Europe entre plutôt dans une phase d’affaiblissement, au bénéfice de la seule Alliance atlantique. Reste le rêve français : devenir la clé de voûte d’une force militaire paneuropéenne et autonome à l’égard des États-Unis. Qui y croit, hors de l’Hexagone ?