Le Matricule des anges, septembre 2022, par Flora Moricet

L’émerveillement sans bruit

David Bosc imagine un monde à la temporalité et à la géographie rêvées, un royaume sans pouvoir où la liqueur étourdit sans faire perdre pied.

« Si on veut, c’est Marseille et l’on l’appelle Mahashima. […] À Mahashima, longtemps capitale d’un royaume sans importance, Ryoshu mesure son bonheur de vivre heureux dans une ville heureuse. » Les mots de la quatrième de couverture sont une belle entrée dans le sixième roman de David Bosc d’une profonde densité poétique. Conte sans morale où l’on suit le cheminement d’un homme, parti rejoindre « les paysages de son enfance », sans l’avoir vraiment décidé, comme on partirait suivre le sens du vent. L’auteur des remarqués La Claire Fontaine sur l’exil de Gustave Courbet en Suisse tout juste après son engagement dans la Commune de Paris, et Mourir et puis sauter sur son cheval sur le suicide en 1945 d’une jeune peintre n’écrit pas moins avec le regard du peintre ou du photographe. « La pulsion d’écrire me vient d’abord du paysage », déclarait-il dans une interview, mais c’est un regard apaisé sur les paysages, une attention à la beauté des choses ordinaires. Le Pas de la Demi-Lune est une invitation à savourer le temps présent, à contempler une architecture sans âge et à s’exiler sur des collines aux tracés impeccables et inattendues comme les phrases de Bosc. En somme, une invitation à pratiquer un autre rapport au monde, un émerveillement sans fard.

On croisera peut-être le signe d’un avion, d’une voiture ou d’une moto, les signes d’un monde moderne, mais on ne les entendra pas. Car ce qui impressionne d’abord, à la lecture du Pas de la Demi-Lune, c’est l’absence de bruit. Pas seulement le son affolant des capitales, mais le bruit comme on le dit d’une photographie, quand l’image est parasitée faute de lumière, comme des pixels en trop. Le monde autour de Mahashima, très loin du numérique, ne manque pas de lumière. Débarrassé des diversions, on ne retient plus qu’elle sur les collines et sur les berges, où les gens ont « une étonnante verticalité ».

L’architecture aussi peut être heureuse et source de joie. La description de certaines pièces et de seuils évacue l’esthétisme pur (le passe-plat d’un restaurant au travail duquel les enfants aperçoivent les visages creusés des travailleurs). Sous la plume de Bosc, l’architecture devient organique et agissante, parfois même elle « modifie l’écoulement du temps». Comme ces murs qu’affectionne Ryoshu : « Je les ai toujours aimés. Ce qui est bon n’est sûrement pas le contraire de ce qui est mauvais; cela tient à de petites et mobiles différences (elles ne sont pas éternelles). Les murs, bien souvent, augmentent l’espace, et alors la division ne retranche rien, elle ajoute ».

« Qu’est-ce qui avait changé, quand il nous a semblé que tout avait changé ? », on reconnaît la célèbre formule du Guépard de Lampedusa (« il faut que tout change pour que rien ne change ») détournée. Se remémorant le départ du pouvoir, lorsque l’empereur et la cour abandonnèrent Mahashima, Ryoshu se réjouit d’un temps achevé du capital et de la performance, où certains « désœuvrés sans en jouir, trop pauvres ou trop riches, circulaient parmi les marchandises dans une solitude de marchandise ».

Bosc n’écrit pas de la poésie aérienne, depuis les sommets des collines, il se réclame plutôt de Giono qu’il citait lors d’un discours : « je me suis mis pour écrire à l’école du crottin de cheval ». C’est une écriture de la terre et de la sensualité qui fait honneur à chaque aliment, où préparer un repas se décrit autant qu’une conversation : « je m’occupe de couper des échalotes qui iront sur les haricots verts. Akamatsu monte une mayonnaise, avec beaucoup d’ail ».

Le Pas de la Demi-Lune est le contraire d’une quête, c’est un livre qui raconte la saveur d’être avec les autres et aux paysages. Même les amours perdues forment des images fabuleuses de reconciliation : « nous nous mêlions comme la cendre se mêle à la poussière ».