L’Humanité, 15 septembre 2022, par Alain Nicolas
Comment vivre heureux sans le pouvoir
Un jour, le pouvoir en a eu assez du peuple et il est parti. Il a abandonné sa capitale, s’est replié vers le nord, au-delà des montagnes, pour s’en construire une autre. C’est ainsi que Mahashima s’est retrouvée livrée à elle-même. Sans services publics, sans électricité, sans police, et pourtant sans chaos. Il y a bien eu, au début, un « temps des troubles », des petits seigneurs tentant de se tailler un fief, des rivalités, des vengeances. Mais, contrairement à ce que croyaient les puissants, les gens ont mis fin au désordre, se sont organisés. Après les « démolitions des jours de la colère », Mahashima, a perdu des habitants mais « a gagné la douceur d’un songe d’après-midi ». Ryoshu, le narrateur, travaille dans un atelier où s’impriment les livres que sa femme, Shakido, écrit et illustre de bois gravé. L’ambiance, l’histoire d’une capitale déplacée, et les noms sont japonais. On peut y voir une allusion à cette période de l’histoire du Japon appelée Muromachi, où des factions se combattaient à partir de capitales abandonnées sitôt créées. Pour qui y regarde de plus près, sous le nom de Mahashima se lit Marseille, et tous les lieux, de Lesataka à Legudô, ont une agréable saveur sushi-bouillabaisse.
Au-delà du pittoresque, la situation – un territoire laissé en plan par une « sécession des riches », qui a le mauvais goût de ne pas sombrer dans la sauvagerie et la misère – ouvre des perspectives sur une autre façon de vivre. David Bosc, en de courtes scènes d’échange, d’hospitalité, de travail en commun, imagine un futur possible, sans naïveté, mais avec un discours politique qui n’étonnera pas celui qui a lu son ouvrage sur Courbet, le peintre communard exilé. Le narrateur montre que les tâches communes ne sont pas toutes accomplies dans l’enthousiasme, que l’argent garde un rôle, que des îlots de délinquance et de violence subsistent. Et dans les calanques, les poisons laissés par l’industrie contaminent des zones entières.
Il n’empêche. Mahashima a réalisé, « en partie du moins, mais pour chacun, le monde idéal de son enfance ». David Bosc compose avec bonheur un parcours paisible entre l’âpreté de la lutte et la sérénité retrouvée. Un monde où travail, repos et réjouissances se font au rythme de la poésie japonaise, célébrant la plénitude de l’instant et l’impermanence des choses. Parti contempler la lune au sommet des collines, Ryoshu emprunte un sentier qui franchit le pas de la Demi-Lune. Histoire de dire que nous sommes encore à mi-chemin de l’idéal ?