Livres hebdo, 15 septembre 2022, par Kerenn Elkaïm

Identité brisée

Le premier roman d’Emma Marsantes réunit les fragments secrets d’une bombe familiale, qui explose grâce à la puissance d’une écriture poétique.

« Je ne suis ni vivante ni survivance, je suis simplement restante, comme la peau morte de sa mue. » Il faut parfois une vie pour que les mots cheminent jusqu’à l’encrier et au papier, susceptible d’absorber autant de silences que de souffrances. L’art sert ainsi de buvard à tous les cris étouffés, à toutes les larmes desséchées… À condition de suivre la voie de la transformation, non de la simple confession. Avec la poétesse et photographe conceptuelle Emma Marsantes, on assiste clairement au déploiement des ailes d’un écrivain. Elle, qui a longtemps enseigné le français aux autres, trouve sa propre voix à soixante printemps. Résultat : un choc, une déflagration tant au niveau des émotions que des mots éblouissants malgré leur noirceur. « Comment survit-on ? On ne survit pas. On attend », dans un moi éternellement en suspens, qui doit bien revenir un jour aux origines du mal. « Il y a les familles où l’on transmet le plaisir d’apprendre. Et puis il y a des familles où l’on apprend à mourir. » Mia a été à bonne école, puisque sa mère s’est suicidée et qu’elle-même n’a pas cessé de s’éteindre à petits feux. Difficile de surmonter cet arrachement culpabilisant, prolongeant un lien compliqué. « Ceux qui nous abandonnent s’enfoncent dans nos crânes comme des clous. » La figure maternelle idolâtrée n’a jamais réussi à tenir son rôle vis-à-vis de cette fille en quête d’amour et de protection. De par ses dépressions postnatales, sa folie mélancolique et son décalage permanent, elle semblait incapable de tisser des liens stables. « Qui en moi détruit-elle », se demande la narratrice en plongeant au plus profond de ses souvenirs éhontés et troublés. Tous les monstres remontent à la surface des apparences trompeuses. « Chez nous, il ne se dit rien. Tout est lisse. Mur d’os. »

Les traumas s’enchaînent et se déchaînent dans la petite tête de Mia qui ne sait pas trop comment grandir. « Je suis sablonneuse. Qui est “je”, de ce que j’essaie d’être, et de ce qui me déborde et m’emporte, me châtre ? En vérité mon cerveau est mort. » Il pousse pourtant ici un vagissement, aussi littéraire que désespérant, tant il faut une force incroyable pour ne pas vaciller. « La vie aux trousses. Disfractionnée. Défracturée », mais bel et bien en harmonie avec ce somptueux chant écrit.