Le Temps, 24 septembre 2022, par Isabelle Rüf
Une balade japonisante dans une enfance méditerranéenne
Conte, utopie, méditation sur un monde possible, éloge de la pauvreté heureuse : Le Pas de la Demi-Lune, signé David Bosc, est un émerveillement.
Un conte, une utopie, un voyage, une méditation sur l’architecture, de la philosophie aussi : voici Le Pas de la Demi-Lune. Un livre pour les enfants – ceux qu’on a été, ceux qui viennent. Et c’est un émerveillement enfantin. Le romantisme de David Bosc frémit toujours, moins fougueux peut-être, apaisé comme l’est la vie à Mahashima. « Si on veut, c’est Marseille », avertit la quatrième de couverture, et les collines alentour, les calanques, Manosque. Les Alpes suisses aussi : les paysages de l’auteur, mais japonisés, sinisés. Et cette hybridation est convaincante.
La vie a gagné
Hors temps : il y a très longtemps, quand des armées en cuirasses ravageaient les cultures de paysans terrifiés ou peut-être aujourd’hui et surtout demain. Une catastrophe a eu lieu, on ne sait trop quelle était sa nature. Le pouvoir a quitté la ville comme un éleveur lassé abandonnerait ses moutons « à la grande nuit de son absence ». Il y a eu de rudes années, des émeutes, des pillages, un sentiment d’abandon, de la faim. Et puis la vie a gagné. « Je dis toujours que nous avons vécu une belle saison. Et qu’est-ce donc qu’une belle saison? Je crois que cela consiste en une sensation commune, assez soudaine, d’allègement », un appétit revenu, un sourire plus facile, le renoncement « à tailler sans fin le bonsaï de son propre désir » .
Une utopie modeste, sans projet totalitaire. Elle rappelle Archaos de Christiane Rochefort, un roman libertaire qui a l’âge de l’auteur. Mais il y a un ordre à Mahashima, des corvées accomplies en râlant et en riant, des ateliers communautaires; les espaces publics sont consacrés aux cultures, on habite une pauvreté joyeuse. Le cadastre a été brûlé, les maisons sont à ceux qui les aiment et s’en occupent. Elles sont moins hautes que les rues ne sont larges, accueillantes au vivre-ensemble. Des HLM, des usines, au loin, redeviennent pierre.
David Bosc n’est pas naïf, il sait la fragilité de l’idylle. Mais si « ceux qui écrivaient des histoires, il n’y a pas si longtemps, imaginaient volontiers le monde d’après comme un monceau de ruines, un tas d’ordures et de débris », il préfère croire en cet « increvable bonhomme, en nous, en chacun », qui ne peut s’empêcher de remettre le monde en état. Une foi qui résonne fortement, dans ce livre écrit avant la guerre, avec les images des efforts de reconstruction de Kiev alors que les bombes tombent encore. À Mahashima, on a le souci de laisser aux enfants un monde habitable. Si le mot n’était pas si galvaudé, on dirait : bienveillant.
Ryoshu, le narrateur, aime Shakudo. Elle dessine des histoires sans morale qui offrent aux enfants « la merveille des jours », il massicote les belles pages et les vend dans les foires. Leur histoire est lumineuse et discrète, à peine esquissée. C’est la pleine lune, le moment où Ryoshu part toujours se promener, un voyage dans les paysages de l’enfance. Le père, la mère y passent comme des ombres. La route est riche de rencontres, souvent amicales, parfois hostiles. On avertit le voyageur des dangers qui le guettent. A-t-il faim? Trois femmes pleines de bon sens se trouvent sur le chemin et proposent un repas, du vin, du kif et du café.
La nourriture tient une juste place dans ce monde idéal : celle de Shakudo et de Ryoshu – le couteau, le cru, le vinaigre et le sel, le peu, l’intime – contraste avec celle des grandes tablées familiales et amicales – le chaudron, le mijoté, les viandes grasses, le beurre. Mais toujours le vin et la bonne ivresse. Celle-là, le voyageur la partage longuement avec un vieux sage, Akamatsu, qui a su guérir son chagrin et désormais soigne les autres, un précieux compagnon de route.
Du savant au trivial
David Bosc écrit et Ryoshu parle comme Shakudo dessine : en images. L’auteur s’en explique dans une de ces parenthèses où s’épanouit sa philosophie : « C’est d’ailleurs tout l’attrait de l’irrépressible manie à laquelle je cède depuis l’enfance : la métaphore n’est pas un écho, un reflet, un synonyme, elle est une discordance, un pas de côté, un franchissement, une incongruité. » La lune a le gris-bleu de l’eau savonneuse, l’escalier porte « des favoris de laurier-rose », ses marches évoquent des « dents », l’aloé est « un registre d’hôtel », devinez pourquoi. Il y en a à toutes les pages, qui éveillent le regard, cassent le lyrisme, brouillent les registres avec élégance.
Des citations, vraies ou inventées, font résonner les voix d’auteurs aimés – Tchouang-tseu, Giono, Savitzkaya… Le raffinement du lexique, les mots anciens, savants, sont bousculés par un « merde alors! » ou un « tablard » helvétique. Les méditations sur le vivre-ensemble ou sur l’habitat sont ramenées joyeusement au trivial avec un pet qui résonne « formidablement » et qui aurait réjoui Nicolas Bouvier. Et l’on reconnaît souvent sur le chemin de Ryoshu l’allégresse qui prend à la gorge le voyageur de L’Usage du monde.