Le Monde des livres, 30 septembre 2022, par Roger Chartier

Carlo Ginzburg, cas singulier

L’historien italien, maître de la « microhistoire », signe aujourd’hui une réflexion sur l’étude de cas, dont il a fait sa méthode de travail, à travers l’histoire moderne de la casuistique. Nicolas Machiavel, Blaise Pascal. Gravures du dix-septième siècle.

Comme titre, un adverbe : « néanmoins ». En italien (nondimanco) ou en latin (tamen), le mot est fréquent dans Le Prince, de Nicolas Machiavel (1469-1527). Il y indique que les lois générales doivent toujours composer avec les réalités des situations effectives. Le prince doit être libéral ; néanmoins, pour être tel, il lui faut être somptueux, donc imposer ses peuples « de façon extraordinaire ». Le prince doit être perçu comme mû par la pitié ; néanmoins, cette exigence ne doit pas empêcher les actions qui inspirent la crainte. Il doit être intègre et loyal ; néanmoins, « on voit par expérience, de notre temps », qu’il est possible de faire de grandes choses sans foi et par ruse. Carlo Ginzburg entre dans le livre de Machiavel en portant l’attention sur cette habitude stylistique, qui convoque les exemples du présent ou des temps anciens pour montrer que le gouvernement du prince ne peut que s’écarter des principes.

Dans le sous-titre, Blaise Pascal (1623-1662) rejoint Machiavel, après une virgule que Carlo Ginzburg aime à commenter parce que, tout à la fois, elle lie et sépare les deux auteurs. Elle les associe, puisque tous deux se réfèrent à la casuistique, la pensée par cas, cette partie de la théologie morale qui accommode les principes aux situations particulières. Elle les sépare : Machiavel fait de la casuistique la matrice des discours qui introduisent l’exception dans la norme, tandis que Pascal la prend pour cible dans Les Provinciales. Sa présence dans la théorie politique est l’indice du processus qui, dans la première modernité, a fondé la théorie de l’État sur la sécularisation des concepts théologiques. Le cas devient alors exemple, le miracle préfiguration de l’exception. Le constat a été énoncé par Carl Schmitt (1888-1985). Ginzburg rappelle qu’il était déjà chez Pascal.

La familiarité de Machiavel avec la casuistique

Au fil des chapitres se dessinent les thèses fondamentales du livre. La première établit la familiarité de Machiavel avec la casuistique. Certes, rappelle Carlo Ginzburg, « en général, le rapport de Machiavel à la réalité était tout sauf livresque » ; néanmoins, les lectures ont inspiré ou conforté sa réflexion. Certaines sont plus que probables, faites dans les livres possédés par son père. C’est ainsi que les traités de Giovanni d’Andrea, qui datent du seizième siècle, ont pu fournir la justification du moindre mal, reprise ironiquement par frère Timoteo dans La Mandragore, la comédie composée par Machiavel en 1508, ou que le commentaire de l’Éthique à Nicomaque, d’Aristote, rédigé au quinzième siècle par Donato Acciaiuoli, a pu inspirer l’idée selon laquelle la politique est un art détaché de toute considération morale.

D’autres lectures sont seulement vraisemblables, par exemple celle de Valère Maxime, ou plutôt de sa glose par Jodocus Badius Ascensius, un contemporain de Machiavel, qui affirme qu’il n’est pas d’obéissance sans l’imposition d’une croyance, ce que, dit-il, savaient les rois païens, mais aussi Moïse, ou celle de La Politique, d’Aristote (peut-être lue dans une édition commentée par Thomas d’Aquin), qui expose les procédés coercitifs et les faux-semblants permettant aux tyrans de conserver le pouvoir. Carlo Ginzburg nous a habitués à ces vertigineuses généalogies textuelles, en quête des traces documentant la transmission des œuvres. Lorsque ces traces manquent, ce sont les similitudes entre les discours qui font risquer l’hypothèse d’une possible lecture. La parenté morphologique devient alors argument historique.

Malgré Galilée, malgré Pascal

Une autre thèse de Néanmoins affirme la persistance de la pensée par cas qui aurait dû disparaître avec les lois universelles de la philosophie naturelle ou la critique dévastatrice de la casuistique morale. Lorsqu’elle est écrite en langage mathématique, la nature n’admet aucune exception ; elle ignore le « néanmoins ». Lorsqu’elle devient la cible d’une ironie féroce qui en expose les impasses et les contradictions, la casuistique paraît « blessée à mort ». Et pourtant, malgré Galilée, malgré Pascal, l’attention aux cas singuliers est restée une démarche de connaissance dont Carlo Ginzburg revendique hautement la pertinence. Il l’a théorisée avec les notions d’« exceptionnel normal » ou de « paradigme indiciaire ». Il l’a mise en œuvre dans toutes ses recherches. Pour lui, l’étude des cas est un instrument privilégié. Les écarts permettent de comprendre les règles et les régularités, mais l’inverse n’est pas vrai : la norme ne peut jamais prévoir toutes les anomalies.

Dans les temps troublés et inquiets, le retour à Machiavel semble un recours obligé, comme l’a attesté la publication des livres que lui ont consacrés, entre autres, Patrick Boucheron (Léonard et Machiavel, Verdier, 2008), Alberto Asor Rosa (Machiavelli e l’Italia, 2019, non traduit) et Michele Ciliberto (Niccolo Machiavelli. Ragione e pazzia, « Raison et folie », 2019, non traduit). Celui de Carlo Ginzburg ne récapitule pas la philosophie politique ou la théorie de l’État de Machiavel. Il s’attache avant tout à la manière de penser du secrétaire florentin, « naviguant entre norme et exception ». Héritée de la casuistique médiévale, malmenée par les critiques des Modernes, cette technique intellectuelle pouvait sembler épuisée. Nondimanco, comme le prouve ce livre, elle est demeurée durablement puissante.