L’Ours, septembre 2022, par Alain Bergounioux
Des exceptions
Saisir la complexité du monde avec Machiavel et Pascal.
Néanmoins, ce titre passablement énigmatique, entend signifier ce qui est l’objet principal de ce livre. C’est un des mots clefs, en effet, de la casuistique médiévale particulièrement utilisée dans la pensée des jésuites. Il s’agit d’une partie de la théologie morale concernant les cas de conscience, qui cherche à résoudre les problèmes en menant une discussion à partir des principes généraux et la prise en considération des cas particuliers où la règle peut être interprétée. Elle joue un rôle majeur dans l’œuvre de Machiavel où elle ne cesse de s’appliquer, et elle est la pensée contre laquelle Pascal se bat, au point de lui avoir consacrée tout un ouvrage avec Les Provinciales. Carlo Ginzburg, un des grands historiens contemporains, maître de la « microhistoire » déploie une magistrale érudition pour comprendre des pensées que le temps a tendance à abstraire de leur contexte historique, faisant ainsi oublier ce qui les a façonnées. L’auteur reprend des textes présentés dans des colloques et des séminaires de recherche tout au long des années 2000. Il en résulte une diversité d’approches qui ne rend pas, toutefois, la synthèse aisée. L’« art politique », pour Machiavel, repose sur l’utilisation des circonstances où s’éprouve la « virtu » politique. Les exemples en sont multiples dans Le Prince. Mais également dans Les Discours sur la première décade de Tite-Live qui donne, souvent, la clef pour saisir ses intentions véritables. Il en fait même un atout pour les Républiques qui peuvent mieux s’accommoder de la diversité des circonstances que les « tyrannies », justement à cause de « la diversité des citoyens qui s’y trouvent ». On sait que Pascal rejette ce jeu entre les règles que l’on ne respecte pas, au profit des circonstances qui sont autant d’exceptions. Mais, quand il expose sa vision de la politique dans le monde tel qu’il est, il n’a pas des conclusions différentes de Machiavel. Nous avons à l’esprit ce jugement fameux : « N’ayant pu faire que la justice soit forte, on a fait que ce qui est fort soit juste ». Pascal, pour les réfuter dans leur acceptation d’un monde sans la pensée de Dieu, s’est nourri cependant de Montaigne et de Machiavel. Dans, en quelque sorte, l’anthropologie qui se trouve dans leurs œuvres réciproques, chacun s’accorde pour donner une place majeure à l’imagination qui guide souvent les hommes. Ceux-ci, écrivait Machiavel, « se nourrissent plus de ce qui paraît que de ce qui est ». La comparaison des deux penseurs, que l’on n’a pas l’idée de rapprocher le plus souvent, contribue cependant à mieux éclairer la condition humaine et la nature de la politique. Il faut, pour ce faire, accepter une certaine complexité. Mais, comme l’écrit Carlo Ginzburg à la fin de son livre, on peut mieux saisir « l’épaisseur de l’histoire » en comprenant que le monde dans lequel nous vivons est plus complexe et plus riche que nous le pensons.