Le Matricule des anges, octobre 2022, par Thierry Cecille
Vita nova
Lorsque le mur de Berlin tombe, mille chemins s’ouvrent : Lutz Seiler nous embarque dans un voyage au long cours à travers ce nouveau monde.
Il n’est pas rare qu’une intrigue débute par la fugue ou le départ, plus ou moins définitif, radical, d’un(e) jeune adolescent(e) en rupture, laissant alors des parents démunis, ne cessant de s’interroger : « Pourquoi ? Qu’avons-nous raté ? » Il est plus surprenant que ce soit les parents qui décident de prendre le large, qui plus est sans un mot d’explication ! C’est ce qui arrive à Carl Bischoff, un jour de l’hiver 1989. En réponse à un énigmatique télégramme – « avons besoin aide viens donc tout de suite s.t.p. » – il s’apprêtait, se préparait même, rejoignant le domicile familial, à vivre une nouvelle version du retour de l’enfant prodigue. Mais la surprise fut de taille : « Ses parents voulaient partir. Quitter le pays en somme ». C’est que le mur vient de tomber, le 9 novembre, et que les frontières de la RDA sont enfin ouvertes : ils veulent en profiter pour fuir Halle, en Saxe, où s’est déroulée, jusque-là, leur existence. Mais « d’un coup ce fut comme si ce monde (leur monde) n’avait été qu’une construction provisoire (et non éternelle) et devait maintenant (comme tout le reste) (cela allait de soi) être démoli et retiré de la circulation, comme s’il était devenu (en un instant) périmé et sans valeur ».
Dès lors nous suivrons, en parallèle, le destin de Carl, âgé de vingt-six ans mais comme le précise la citation de Rilke en exergue, « il n’est pour ainsi dire rien arrivé », et celui d’Inge et Walter, naguère encore citoyens modèles de l’Allemagne de l’Est qui va progressivement, discrètement, presque humblement, disparaître. C’est une sorte de double roman d’apprentissage que construisent alors ces centaines de pages, à la fois réalistes et oniriques, alertes et mélancoliques, dotant parfois ces mois historiques d’une sorte d’aura de merveilleux, comme en un conte des frères Grimm réinventé. Apprentissage spirituel, sentimental, sexuel et politique de Carl : alors que ses parents lui avaient demandé de rester dans l’appartement qu’ils venaient de quitter, comme à « l’arrière-garde » et au cas où, il décide de partir pour Berlin avec la vieille mais résistante car soviétique Jighouli paternelle. Il y retrouve Effi, autrefois amour d’enfance, fait la connaissance d’une bande hétéroclite de squatters échevelés, et vit avec eux l’aventure du « Cloporte », immeuble mythique offrant à la fois logements récupérés, bar underground aménagé dans les caves, et salle de réunion où se retrouvent les futurs combattants de « l’A-guérilla ». (Ré)apprentissage pour le couple de quinquagénaires, exilés à l’Ouest, d’abord séparés puis réunis, apprivoisant leur liberté inédite, s’acclimatant à ce nouveau monde. C’est qu’ils avaient en tête dès leur départ, un plan, un projet, que Carl soupçonne et découvrira seulement peu à peu, comme nous, dans les lettres que sa mère lui envoie régulièrement, jusqu’au jour où il les rejoindra et comprendra… qui ils étaient vraiment.
Ce récit est semble-t-il en partie autobiographique : Lutz Seiler, né en 1963 comme son anti-héros, a sans doute vécu ces années de manière assez semblable. Comme Carl – du moins celui-ci en a-t-il l’ambition, s’y essaie-t-il – il fut poète avant d’être romancier – et c’est indéniablement l’attention poétique aux êtres, aux lieux, aux objets et même aux animaux ( une chèvre joue ici un rôle mystérieux) qui donne à cette œuvre une sorte de qualité d’envoûtement qui explique que l’on suive ces existences, phrase après phrase, avec une empathie comme fraternelle. Nous avons, comme Carl, dès les premières pages, le « pressentiment d’une légende […] qui se disposait à l’accueillir dans la profondeur englobant toute chose de son il était une fois ». Nous parcourons, en sa compagnie nocturne, les rues de ce qui est encore Berlin-Est, cet « enchevêtrement inextricable de cicatrices », découvrons la Potsdamer Platz, vaste terrain vague comme dans Les Ailes du désir de Wim Wenders, lieu propice naguère encore à « l’échange des spectres ». Nous partageons les aléas de son amour pour Effi et découvrons les secrets douloureux qui les empêchent de le vivre pleinement. Çà et là des aphorismes marquent l’avancée de sa réflexion sur ce qu’il vit, comme celui-ci : « Tel est le sens de la famille : un pacte de survie, qui permet d’ignorer l’essentiel ». Nous admirons l’énergie inflexible d’Inge, la mère, et sourions de la passion de Walter, le père, pour son accordéon, qu’il transporte avec lui sur les routes de ce qu’ils appellent leur « exode ».
Quant à l’étoile du titre, cette Stern 111, nous apprenons bientôt qu’il s’agit du poste de radio qui, du temps où le pays était une prison idéologique où certains parvenaient pourtant à s’inventer une forme de bonheur, permettait d’entendre des voix venues d’ailleurs. « C’est notre luxe, disait la mère, la Stern 111 avec sa grille dorée. »