Blog de Jean-Claude Lebrun, 27 octobre 2022
En 2020, trente et un ans après la chute du Mur, l’écrivain natif de la RDA proposait ce grand roman de la réunification allemande, aujourd’hui accessible en français.
Le Stern 111, c’était le poste de radio à transistor de conception soviétique qui apparut au cours des années 1960 dans l’ex Allemagne de l’Est et y fit rapidement fureur au sein de la jeunesse. On pouvait en effet y capter les radios de l’Ouest qui diffusaient du rock et d’autres musiques proscrites par les autorités de Pankow. Une manière d’objet fétiche pour les parents de celui qui raconte : Carl Bischoff, véritable double romanesque de l’auteur né comme lui en 1963, deux ans après l’érection du mur de Berlin. Carl, qui se dépeint lui-même semblablement attaché à une autre production soviétique témoin du temps, la petite Lada Jigouli achetée par son père dans les années 1970.
C’est autour de ces deux références qui le situent très précisément dans le temps, que le roman se construit par additions successives. Mêlant au fil de ses presque 600 pages le réel et l’imaginaire, le trivial et le sublime, le vulgaire et le merveilleux. Le fait que Lutz Seiler se soit d’abord fait connaître comme poète n’est certainement pas étranger à cette pratique d’une sorte d’écriture totale, qui restitue de si singulière façon le Berlin, et plus largement les deux Allemagnes d’après la chute du Mur, le 9 novembre 1989. Alors que dans la quasi-totalité de la littérature évoquant le départ vers l’Ouest des citoyens de la RDA, ce sont principalement des jeunes qui se lancent dans l’aventure – on pense ici à ce grand récit de la tentation occidentale que fut Le Ciel partagé de Christa Wolf avec le personnage de Manfred, en… 1963 – l’on voit ici Carl Bischoff, parti étudier dans une autre ville, apprendre avec stupéfaction que ce sont ses propres parents, la cinquantaine, qui s’apprêtent à quitter leur pays pour rejoindre la République fédérale. Ils le lui en font l’annonce solennelle, dans l’appartement familial de Gera, en Thuringe, où ils l’ont convoqué par télégramme. Ils le chargent en effet de rester « à l’arrière», tandis qu’eux-mêmes partiront « en éclaireurs» vers Giessen, dans la Hesse, où un Camp d’accueil central les recevra avant qu’ils se dirigent vers la destination de leur choix. Un itinéraire qui les conduira bien au-delà de ce qu’ils avaient pu initialement imaginer.
Carl a donc vingt-six ans et il a quitté Gera depuis belle lurette. Son retour au domicile familial, même s’il est chargé d’une mission de confiance, ne dure guère. Rapidement on le voit prendre le volant de la Jigouli, direction Berlin : « Peu avant l’Alexanderplatz, il tourna et trouva une rue qui lui parut d’emblée favorable, elle s’appelait la Linienstrasse. Sur les cent premiers mètres, il n’y avait que deux lampadaires qui fonctionnaient. Il gara la Shiguli à cet endroit, dans la pénombre » (le traducteur, par ailleurs rigoureux et précis, a pris le parti de conserver la forme allemande « Shiguli»). Dans cette longue rue du centre de la ville avait logé Franz Biberkopf, le héros d’Alfred Döblin dans Berlin Alexanderplatz. Le livre de Lutz Seiler déborde ainsi de références à l’histoire littéraire allemande. À commencer par Rainer Marie Rilke, cité en épigraphe. Carl dormira plusieurs nuits dans sa voiture, tombera malade, sera repéré par une bande de marginaux, se retrouvera sans un squat… Pour lui, la chute du mur c’est d’abord l’entrée dans l’inconnu et l’intranquillité, en même temps que la découverte des tourments de l’amour, du bouillonnement politique, et l’accomplissement de sa propre vocation poétique. On l’aura compris, Stern 111 se présente comme un roman de formation, un grand Bildungsroman dans la tradition du Wilhelm Meister.
Mais avec une visée qui excède le réalisme traditionnel du genre. L’inconscient, le rêve, le fantastique même y ont leur part. Donnant au récit une dimension moderne et totalisante. Restituant l’effervescence du Berlin de l’époque, tout comme les errements et tourments d’un jeune poète. Du très grand art. Le récit s’enrichit des lettres que lui envoie sa mère depuis les lieux où elle et son mari séjournent à l’Ouest, dans une manière d’alternance qui donne finalement à voir la globalité de l’Allemagne, et même au-delà. Dans le squat se rencontre toute une humanité en rupture de ban, jeunes artistes sans public, prostituées, combinards et trafiquants de tout poil, parmi lesquels des militaires soviétiques sur le départ… On peut aussi y rencontrer Effi, jeune mère célibataire dont il tombe amoureux, ainsi qu’une… chèvre et son berger, chef spirituel d’un rassemblement d’illuminés attaché à l’édification d’une contre-société après l’effondrement du « socialisme réel ». Pour l’heure occupés à faire de la récupération dans les immeubles déglingués de ce quartier de l’ancien Berlin-Est, pour rendre quelque peu habitables les taudis dans lesquels ils ont élu domicile.
Du sordide de la situation jaillit alors pour Carl la poésie. Arrivé à Berlin avec pour embryon de production littéraire les cinq vers d’un tout premier poème, il trouvera dans ce chaos la matière d’une plaquette de trente-cinq poèmes. Le Bildungsroman emprunte en l’espèce la voie parfaitement inattendue de la fantaisie et de la marge. Comme un coup de grâce au réalisme socialiste, déjà fortement ébranlé depuis les années 1960. C’est dire l’importance de ce Stern 111, de ces presque 600 pages admirables et d’une profondeur rare.