Le Monde des livres, 12 novembre 2022, par Bertrand Leclair

Condamnée à vivre sous l’éteignoir

Dans Une mère éphémère, l’écrivaine et poète Emma Marsantes fait l’autopsie d’une enfance trois fois ravagée.

Chant d’amour et de mort intrinsèquement mêlés, Une mère éphémère s’avance avec une magnifique lenteur, s’aventurant hors du temps horizontal de nos existences sociales pour dénouer sur la page les « liens sacrés du suicide ». L’autrice, enseignante et poétesse qui a choisi pour ce premier récit d’adopter un pseudonyme, Emma Marsantes, tient à distance le rapport à la réalité commune ; l’enjeu ne s’engage pas à la surface sociale de l’existence, il est plus profond : à plusieurs décennies de distance, il s’agit de faire enfin quelque chose, en l’occurrence un très beau livre, de la mémoire forcément confuse d’une enfance trois fois ravagée dans le décor idyllique des beaux quartiers parisiens.

Trois fois, puisque la narratrice garde les traces occultées d’un très ancien viol par un voisin obséquieux, longtemps avant l’inceste répété que lui aura imposé un frère aîné tournant violent, à l’image du père, puis le suicide d’une mère gravement mélancolique, dont le passage à l’acte s’est accompagné d’une mise en scène oraculaire, dans la chambre de sa fille encore adolescente : une mère qui n’était jamais parvenue à le devenir, mère. Jouant avec le titre du livre, on pourrait dire que, dans sa propre histoire, rien ou personne n’a su la « faire mère », condamnée à vivre sous l’éteignoir d’un mari haut placé résolument devenu père de famille, quant à lui, puisqu’il avait adopté les pires modèles qui soient, s’employant à terroriser les siens, essayant de leur inculquer le goût de la chasse et du sang autant que le courage inutile d’affronter les tempêtes en voilier, mêlant à une haute culture bourgeoise des irruptions d’une vulgarité assourdissante d’être ouvertement sexuée.

Le landau du délire

Paragraphe après paragraphe, dans une langue dont on peut dire, mais au meilleur sens du terme, qu’elle est lourde comme le sont les terres les plus généreuses, Emma Marsantes avance en tenant ferme le socle de sa charrue. En bien des pages, elle semble d’ailleurs écrire les yeux fermés pour mieux ressentir par tout le corps le sillon qu’elle creuse, laissant remonter le réel enfoui sous les mots ordinaires. Devenue mère à son tour (le récit est dédié à ses enfants), c’est au sens propre qu’elle imagine davantage qu’elle raconte, fabriquant des images pour sortir du noir ce qui la hante : « Je ne sais plus ce qui s’est passé mais je sais que cela s’est passé. Dans le seul fait que je ne puisse pas me souvenir tient la véracité de mon récit. Cela a existé parce que je ne m’en souviens plus. »

Ce rapport impossible à une vérité qui ne le fut pas moins prend le contre-pied du témoignage dont le principe même est d’affirmer une vérité qui préexisterait au récit afin de l’imposer. L’autrice y trouve une liberté inédite, parfois fulgurante, ainsi dans les pages, superbes, où elle parvient à montrer la folie maternelle plutôt que de s’échiner à la dire. Aux lisières du fantastique, elle décrit alors l’adolescente déboussolée qu’elle fut et qui aimait se promener par les rues en compagnie de sa mère, complice et indifférente au vrai landau à la capote baissée où la jeune fille abritait un baigneur. Ce landau du délire signifie magistralement la contagion de la réalité non pas par le rêve mais par le cauchemar éveillé, renvoyant le lecteur au vertige d’une vérité certes délirante mais certainement structurelle : au fil des pages, l’inceste imposé par le frère se révèle un inceste au carré, un inceste par procuration, dans une famille qui n’était anormale qu’à l’abri d’une forteresse du silence et de ses meurtrières.