Libération, 17 décembre 2022, par Virginie Bloch-Lainé

La roue de l’infortune

Deux hommes à côté du monde, par Laurence Potte-Bonneville

Qui sont Jean-Luc et Jean-Claude ? Publié à la rentrée, ce livre serait-il une exofiction de plus, la biographie romancée de deux célébrités ou le verbatim de leurs entretiens ? Est-ce Jean-Luc Godard qui se cache derrière ce Jean- Luc ? Jean-Claude est-il Jean-Claude Carrière ? Fausse route : il s’agit d’un premier roman, et Jean-Luc et Jean-Claude sont des inconnus que l’autrice, Laurence Potte-Bonneville, rend plus vrais que nature. Émouvant sans chercher à tirer les larmes, drôle, inquiétant, réaliste et inventif, ce livre dresse le portrait de deux bonshommes pas si vieux mais privés de ce qu’on appelle des moyens. L’un est sous curatelle, l’autre sous tutelle. Le monde leur est étranger et leur monde reste pour nous impénétrable. Les relations qu’ils tissent avec les autres sont sens dessus dessous. Laurence Potte-Bonneville laisse le lecteur dans l’ignorance de ce qui passe par la tête de ces personnages. On ne sait pas de quoi ils sont capables. Leur décalage est sensible mais jamais expliqué, jamais souligné.

Ils vivent dans un foyer, dans la Somme, et sont surveillés par des éducateurs. Quelques sorties leur sont permises et normalement elles se déroulent bien. Leur handicap n’est pas physique mais psychique. Ils sont à la fois seuls et encadrés. Le roman s’ouvre dans un bar où ils ont leurs habitudes. Jacqueline, derrière le comptoir, est « affable » et veille sur eux. Comme ils veulent entrer dans le monde, auquel ils ne parviennent pas à pleinement appartenir, Jean-Luc et Jean-Claude font, à leur manière, des avances et des efforts : ils proposent de payer la consommation d’un autre client, un jeune, Florent, qu’ils voient pour la première fois. Le garçon décline leur proposition, gentiment. Il semble tracassé par quelque chose qui n’a rien à voir avec Jean-Luc et Jean-Claude. Par surenchère, pour épater leur entourage, rêver à ce qu’ils s’offriraient s’ils tiraient le gros lot, les deux amis demandent des tickets de loto. Mais Jacqueline leur rappelle délicatement que « Les jeux c’est pas possible. C’est pas permis ». Ce refus met le feu, aux poudres, Jean-Luc et Jean-Claude prennent le large, grâce à la gentillesse de Florent qui accepte de les emmener ailleurs, en camionnette, tenter leur chance au PMU. Florent est maigre, timide, perdu. Sur son véhicule (qui n’est pas exactement le sien), un autocollant annonce : « J’ai la forme maintenant, demandez-moi comment. » Désormais l’autrice suit les deux hommes en cavale et leur chauffeur, tout en gardant un œil sur le foyer, où la directrice commence à s’affoler. Laurence Potte-Bonneville a l’art des portraits physiques. Quand elle décrit un corps et ses gestes, viennent à l’esprit du lecteur une époque, une classe sociale, un caractère, une voix. La directrice du foyer, par exemple, on a l’impression de la connaître bien après quelques phrases seulement : « C’est une femme charpentée, assez jeune, les cheveux très courts. Pas du coin », et « Il est difficile de deviner si quelque chose justifie la hâte avec laquelle elle semble avoir jeté sur son épaule la bandoulière de son sac à main, qui tire sur l’imperméable et dévoile un bout de la bretelle de son soutien-gorge bleu ciel ».

Laurence Potte-Bonneville est née en 1964. Elle a été institutrice, elle a milité dans le monde associatif, auprès de malades du sida notamment, et elle dirige aujourd’hui une fondation qui intervient dans le champ du handicap. Les personnages de son roman sont des solitaires que la littérature actuelle regarde rarement.