Le Temps, 23 décembre 2022, par Gauthier Ambrus

Quand Carlo Ginzburg mène l’enquête

En dix études érudites, l’historien italien part sur les traces des origines de la sécularisation chez Machiavel et Pascal. Et comme dans toute bonne généalogie, les surprises ne manquent pas.

Pour la majorité des lecteurs francophones, le nom de Carlo Ginzburg reste d’abord associé à la notion de « microhistoire », à laquelle l’historien italien donna ses lettres de noblesse dans plus d’un livre mémorable. Il suffit de citer Le Fromage et les Vers (1976) ou encore Le Sabbat des sorcières (1989). Ce courant de la recherche historiographique voulait battre en brèche les grands modèles explicatifs en s’attachant plutôt aux parcours d’individualités a priori marginales. Cela supposait une nouvelle manière d’articuler le général (ou son équivalent social, la norme) et le particulier. En privilégiant l’exception, l’historien se donnait les moyens de comprendre le jeu complexe qui sous-tend la règle.
Les intérêts de Carlo Ginzburg ont pris ensuite des chemins de traverse par rapport aux objets canoniques de l’histoire. Mais sous cet éclatement apparent, la réflexion initiale s’est remarquablement approfondie en démultipliant ses horizons. Son dernier livre traduit en français, consacré à Machiavel (surtout) et Pascal (un peu), en est la parfaite illustration. Derrière ce duo illustre, c’est à la casuistique que l’historien s’affronte cette fois.

L’archétype de Tartuffe

Machiavel passe à juste titre pour le premier penseur moderne de la politique, qu’il aborde d’une manière résolument expérimentale. Or Ginzburg révèle que cette nouvelle approche, qui articule la règle et l’exception à travers un adverbe récurrent, « néanmoins », est tributaire de la casuistique médiévale. C’est un texte de théâtre qui sert de détonateur. Dans une comédie écrite par Machiavel en 1518, La Mandragore, un frère prêcheur tente de convaincre une vertueuse épouse que l’adultère est parfaitement licite dans certaines circonstances (on aura reconnu l’archétype de Tartuffe). Or l’argumentaire de cette double morale est directement inspiré d’un traité de droit du quatorzième siècle qui figurait dans la bibliothèque paternelle.

À suivre les traces de la casuistique dans l’œuvre du Florentin, on s’aperçoit que la modernité politique repose bien souvent sur une laïcisation de la pensée théologique qu’elle passait pour avoir détrônée. En réalité, celle-ci se révèle un allié inattendu, et d’autant plus efficace qu’elle a pignon sur rue. La casuistique, cette souplesse pratique de l’esprit, permet en effet de rebattre les cartes, d’avancer l’air de rien des vérités officiellement inadmissibles.

Carlo Ginzburg montre comment les lecteurs de Machiavel à l’âge classique exploitèrent les non-dits et les virtualités subversives d’une pensée considérée comme scandaleuse (Le Prince figure parmi les livres interdits par l’Église dès la création de l’Index en 1559), que ce soit pour comparer les religions sur un pied d’égalité ou pour aplanir les différences entre les peuples de l’Ancien et du Nouveau Monde. Contre toute attente, la casuistique a donc rendu possible l’expression d’idées hétérodoxes en leur temps. Ses distinguos ont conféré un vernis d’acceptabilité aux idées de Machiavel comme aux thèses de Galilée, dans l’espoir de contourner la censure, sans toujours y parvenir. Un fil caché relie ainsi les subtilités de la scolastique aux prémices des Lumières.

Pascal, le liquidateur

L’ultime occurrence convoquée par Ginzburg est beaucoup plus récente, puisqu’elle date de 2013. Il s’agit d’une déclaration du pape François en personne, qui s’est risqué à affirmer au cours d’un entretien qu’« il n’y a pas de Dieu catholique », s’attirant aussitôt les foudres des traditionalistes. Le jésuite qu’il fut se souvenait forcément des missionnaires de la Société de Jésus qui s’étaient évertués à acclimater la doctrine chrétienne aux cultures extra-européennes, au prix d’audacieuses acrobaties, mais riches de sens.

La casuistique finit par trouver son liquidateur avec Pascal dans Les Provinciales, qui l’a discréditée aux yeux des générations suivantes, mais en blessant au passage la religion qu’il entendait défendre. Ce retournement paradoxal n’est pourtant pas le dernier, nous prévient Carlo Ginzburg : ne voit-on pas la casuistique renaître aujourd’hui de ses cendres, moins sous l’influence du retour du religieux qu’appelée par les dilemmes de la bioéthique ? Et les domaines d’application ne manquent pas. Si bien que Les Provinciales apparaissent au bout du compte comme un simple « épisode dans un conflit qui n’est pas près de finir ». Le livre de Ginzburg est le meilleur guide pour nous orienter dans cette très longue histoire.