Philosophie magazine, février 2023, par Frédéric Manzini
Ivresse des auteurs
Le vertige : tel est le nom que l’écrivain Camille de Toledo donne à notre condition humaine en ce vingt et unième siècle, ou plus exactement à ce qu’est devenue désormais notre façon d’habiter le monde. Un monde désolé, meurtri, décentré, et dont le sol semble se dérober sous nos pieds, car nous avons perdu nos appuis sur une Terre elle-même à la fois blessée et éreintée. Alors, dans ce vacillement et devant la perspective de ce que d’autres désignent sous le concept d’effondrement, nous nous raccrochons à notre besoin de croire à des histoires, qui elles-mêmes nous habitent. Et ces histoires sont avant tout celles que nous offrent la littérature et l’art : l’écrivain convoque Cervantès, Montaigne, Faulkner, Borges, Pessoa et Melville mais aussi Magris ou Sebald pour inviter son lecteur à cheminer avec lui dans une exploration de cette poétique des liens qui nous rattachent à des langues, à des territoires, aux autres et à nous-mêmes. Ainsi sommes-nous celui que Toledo appelle Sapiens narrans – soit, comme un Don Quichotte moderne, « un être qui croit plus aux récits qu’il tisse qu’aux épreuves de son corps et du monde. Rappelle-toi : il tombe, se relève, tombe, se relève encore. La fiction en lui est un principe de relèvement ». À travers un labyrinthe d’images, il remâche ces histoires qui l’accompagnent pour continuer à vivre avec ce passé qui ne passe pas. « Les destructions ont eu lieu ; les exils, les séparations, les deuils et les pertes sont les noms renversés du Progrès. Le présent est peuplé de scènes de crime qui hantent. » La littérature qu’explore Camille de Toledo comme ressource existentielle nous apprend à ne pas céder au vertige. Comme chez Don Quichotte, c’est la fiction qui permet de tenir.