Livres hebdo, décembre 2022, par Marie Fouquet
Après la ruine
Née d’un cycle de conférences donné par Camille de Toledo à la maison de la poésie en 2017. Une histoire du vertige est une aventure intertextuelle, poétique et politique, entre théorie littéraire et récit philosophique.
« La disparition de certains liens crée les conditions d’une vie hantée. » Dans son précédent ouvrage, Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo parlait des absents qui creusent un vide chez l’endeuillé, faisant de la fuite et du détachement une condition de survie. Le parcours narratif était alors au déliement, mais il ne s’agissait en fait que d’une étape. Une histoire du vertige retisse les liens – entre les textes, entre les personnages et les lecteurs, entre les mondes qui traversent des siècles de littérature et de vies vécues et dresse aussi une histoire de la souffrance, de cette blessure « entre nos vies narrées par les fictions, les langages, les codes humains, et le reste de la vie terrestre ». En latourien, Camille de Toledo extrait ces encodages afin de les reconnecter. Il situe la littérature dans ce qu’elle a de performatif. Les écritures fonctionnent-elles comme des fantômes ? Laissent-elles en nous une forme de présence continue, qui rend un moment absentes les réalités dramatiques de la vie terrestre ? Camille de Toledo change de perspective et passe de l’individu isolé à une échelle plus large et collective, « terrestre ». Ce n’est plus la personne qui tremble, mais son « habitation fictionnelle ». Les « retours à la terre » sont-ils supportables lorsque les systèmes et les codes des humains, malgré leurs échecs manifestes, se répètent aveuglément ? « À chaque chute, chaque effondrement, répond un nouvel élan fictionnel. » C’est donc une blessure déplacée, une souffrance déterritorialisée qui est à l’œuvre dans ce récit. L’auteur traduit la possibilité de se « relier » entre terrestres, empruntant une esthétique aux allures politiques, celle de la ruine. « C’est de la ruine qu’il faut partir, tout simplement parce que c’est notre base, un réel où s’enlacent dans une danse macabre les choses humaines et les choses non humaines. »
L’écriture est une course, le style est haletant. Camille de Toledo fait de la théorie de la fiction et vice versa, il entremêle les genres. Il semble qu’on lit le texte en train de se faire, qui lui-même reflète son héritage et ses inspirations – l’écrivain se balade entre références, images et commentaires d’œuvres qui ont traversé les siècles (Claudio Magris, Édouard Glissant, Lewis Caroll, Cervantès, Jorge Luis Borges, Fernando Pessoa…) : une performance intertextuelle. À la fois récit et essai, dont le sujet principal est le Sapiens narrans, cette Histoire du vertige explore et délimite les cartes des blessures qui se forment entre la vie vécue, éprouvée – vie réelle ? – et la vie écrite, racontée – vie fictionnelle ? À propos du lien entre Jorge Luis Borges et Lewis Caroll, il écrit : « Les deux textes […] se tiennent sur une ligne de faille entre les cartes et le vivant. Cette ligne qui est, je te le dis en passant, également le lieu de la littérature, là où elle nous émeut : lieu de l’entaille, de la blessure, là où la langue cherche à retrouver le monde. »