Libération, 28 janvier 2023, par Éric Loret
Lisieux dans les yeux
Dans La Sainte de la famille, l’écrivain mêle une grand-mère, un « emboîtement de petites filles et de fantômes » et sainte Thérèse.
À l’âge de treize ans, Patrick Autréaux demande à sa mère un enregistrement des Kindertotenlieder de Malher – en français « les Chants des enfants morts ». Elle lui répond : « Eh ben, il est pas drôle ton malheur. » Un peu plus tard, il écoute Les Sept Dernières Paroles du Christ en croix de Haydn. La famille est très pieuse. Au milieu du livre, un chapitre s’ouvre sur cette phrase : « J’ai été mourant très souvent. » Et l’auteur de raconter comment, enfant, il imaginait toutes sortes de noyades, extinctions désertiques, calvaires. Il faut dire que « Jésus agonisait depuis deux millénaires » un exemple d’endurance stimulant.
Dans cette nouvelle station de son œuvre, l’écrivain et ancien psychiatre urgentiste reprend les figures tutélaires de ses précédents récits : le grand-père (Le Grand Vivant, Verdier, 2016), la mère et aussi Omar Sharif – dans Le Docteur Jivago. La mère a survécu à un cancer, le narrateur également, il y a des fausses couches et des décès en bas âge, un « emboîtement de petites filles et de fantômes » qui témoignent moins d’un travail autobiographique que d’anamnèse : une remontée aux sources de l’existence par-delà les bornes du sujet, ou le sujet comme matriochka. La Sainte de la famille trace cette fois le portrait de la grand-mère maternelle, décédée quand le narrateur avait cinq ans. « Mémé » se double d’une autre figure : celle de sainte Thérèse de Lisieux, dont les écrits accompagnent depuis des années Autréaux dans l’exploration de sa « volière intérieure »
L’expression revient à de multiples reprises : il y a un enclos et pourtant l’infini de l’air libre, des oiseaux qui se cognent et qu’on ne peut attraper, multiples, incessamment envolés. La volière, c’est aussi un peu le principe de l’espace et du temps rabattus l’un sur l’autre, forme nouvelle de la sensibilité : « On croit que tout commence par un jardin. Mais ça commence avant. » La vie est une étendue finie à arpenter infiniment. L’auteur médite sur ses deuils, ses défaites (éditoriales, amoureuses) et sur la fragilité humaine avec une douceur extrême, comme s’il réservait au creux de chaque phrase la possibilité d’une extase. C’est un texte sur la foi écrit par un athée et dont le moteur est le « soin » au sens fort : un souci, une responsabilité généreuse autant qu’une intervention thérapeutique. Car, rappelle celui dont les trois premiers livres étaient consacrés à l’expérience de la maladie, « on n’est docteur que lorsqu’on s’est heurté à l’impossible guérison de ce qui fait de nous des êtres humains, quand on admet enfin que certaines blessures, en soi, en l’autre, ne se guériront jamais. »
La grand-mère est morte jeune et l’auteur se sent désormais aller « vers l’âge de la morte ». Le livre devient alors guide pour survivre dans notre vie précaire, et persister, à l’instar de Thérèse, « dans cette joie d’aimer en laquelle tu es morte ». Joie qui passe assurément par l’exercice de l’écriture comme poésie : « Les petites fleurs tremblent avec moi, ça me plaît », notait la sainte dans ses carnets.